Conseil d’État, 8ème – 3ème chambres réunies, 09/09/2020, 432985

Texte Intégral :
Vu la procédure suivante :

M. et Mme C… B… ont demandé au tribunal administratif de Lyon de prononcer la restitution des prélèvements sociaux sur les revenus de leur patrimoine auxquels ils ont été assujettis au titre de l’année 2014. Par une ordonnance n° 1703250 du 29 août 2017, la présidente de la sixième chambre de ce tribunal a rejeté leur demande.

Par un arrêt n° 17LY03756 du 4 juin 2019, la cour administrative d’appel de Lyon a accordé à M. et Mme B… la décharge de la contribution sociale généralisée, de la contribution au remboursement de la dette sociale, du prélèvement social, et de la contribution additionnelle à ce prélèvement auxquels ils ont été assujettis au titre de leurs revenus du patrimoine de l’année 2014, réformé en conséquence l’ordonnance de la présidente de la sixième chambre du tribunal administratif et rejeté le surplus des conclusions de l’appel formé par les contribuable.

Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés les 25 juillet 2019 et 28 juillet 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le ministre de l’économie, des finances et de la relance demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler les articles 1er, 2 et 3 de cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond dans cette mesure, de rejeter l’appel de M. et Mme B….

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ;
– l’accord entre la Communauté européenne et ses Etats membres, d’une part, et la Confédération suisse, d’autre part, sur la libre circulation des personnes, fait à Luxembourg le 21 juin 1999 ;
– le règlement (CE) n° 883 / 2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 ;
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– le code de la sécurité sociale ;
– le code de l’action sociale et des familles ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Charles-Emmanuel Airy, auditeur,

– les conclusions de M. Romain Victor, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Nicolaÿ, de Lanouvelle, Hannotin, avocat de M. et Mme C… B… ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. C… B…, ressortissant italien, et Mme A… B…, ressortissante française, qui résident en France, ont exercé leur activité professionnelle auprès de l’Organisation européenne pour la recherche nucléaire (CERN), organisation internationale dont le siège est à Meyrin dans le canton de Genève (Suisse) et dont les installations chevauchent la frontière franco-suisse. Au titre de l’année 2014, ils ont été assujettis, pour un montant total de 1 278 euros, à la contribution sociale généralisée, à la contribution au remboursement de la dette sociale, au prélèvement social, à la contribution additionnelle à ce prélèvement et au prélèvement de solidarité sur les revenus de leur patrimoine, correspondant à des rentes viagères à titre onéreux et des revenus de capitaux mobiliers perçus par M. B…. Ils ont demandé la décharge de ces prélèvements sociaux. Par une ordonnance du 29 août 2017, la présidente de la sixième chambre du tribunal administratif de Lyon a rejeté leur demande. Par un arrêt du 4 juin 2019, la cour administrative d’appel de Lyon a accordé à M. et Mme B… la décharge de la contribution sociale généralisée, de la contribution au remboursement de la dette sociale, du prélèvement social, et de la contribution additionnelle à ce prélèvement en litige, a réformé en conséquence l’ordonnance de la présidente de la sixième chambre du tribunal administratif et a rejeté le surplus des conclusions de l’appel des contribuables. Le ministre de l’économie, des finances et de la relance se pourvoit en cassation contre les articles 1er à 3 de cet arrêt. M. et Mme B…, par la voie du pourvoi incident, demandent l’annulation de son article 4, en tant qu’il rejette leur demande en décharge du prélèvement de solidarité.

Sur le pourvoi du ministre :

2. Aux termes de l’article 45 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne :  » 1. La libre circulation des travailleurs est assurée à l’intérieur de l’Union. / 2. Elle implique l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité, entre les travailleurs des États membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail (…). « .

3. En jugeant, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, que M. B… relevait du champ d’application de l’article 45 précité du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne relatif à la libre circulation des travailleurs, au motif qu’il avait la qualité de ressortissant de l’Union européenne travaillant dans un Etat membre autre que son Etat membre d’origine et ayant accepté un emploi dans une organisation internationale, la cour administrative d’appel n’a pas commis pas d’erreur de droit. En particulier, en faisant application de ces dispositions alors que M. B…, comme son épouse, n’était plus, à la date des impositions en litige, engagé dans une relation de travail avec le CERN mais percevait des pensions de retraite de cet organisme, si bien que l’article 45 du Traité protégeait les droits qu’il avait acquis à l’occasion de cet ancien rapport de travail, notamment en ce qui concerne le régime de sécurité sociale dont il dépend, la cour a fait une exacte application de ces dispositions. En les appliquant dans un litige relatif à des impositions sur des revenus du capital, la cour n’a pas non plus commis d’erreur de droit, dès lors que ce litige mettait en cause le rattachement de M. et Mme B… à un régime de sécurité sociale déterminé.

4. En jugeant que l’adoption d’actes de droit dérivé dans le domaine de la sécurité sociale, qui est prévue par l’article 48 du Traité, ne saurait faire obstacle à ce que des contribuables tels que M. et Mme B… puissent invoquer, même en substance, les stipulations relatives à la libre circulation des travailleurs posée à l’article 45 du Traité, notamment lorsqu’ils n’entrent pas dans le champ des actes de droit dérivé en cause, en l’espèce le règlement du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale, et que ces dispositions du Traité sont alors susceptibles de s’opposer à une entrave prenant la forme de prélèvements obligatoires, la cour n’a pas commis d’erreur de droit. Elle n’a pas non plus commis d’erreur de droit en jugeant, conformément à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, que si les stipulations de l’article 45 du Traité ne sauraient garantir à un assuré qu’un déplacement dans un autre Etat membre soit neutre en matière de sécurité sociale, compte tenu des disparités existant entre les régimes et les législations des États membres, un tel déplacement pouvant, selon les cas, être plus ou moins avantageux ou désavantageux pour le travailleur sur le plan de la protection sociale, une réglementation nationale n’est toutefois conforme au droit de l’Union, dans le cas où son application est moins favorable, que pour autant que, notamment, cette réglementation nationale ne désavantage pas le travailleur concerné par rapport à ceux qui exercent la totalité de leurs activités dans l’Etat membre où elle s’applique et qu’elle ne le conduit pas purement et simplement à verser des cotisations sociales à fonds perdus, de sorte que n’est donc pas conforme au droit de l’Union, et constitue une entrave à la libre circulation des travailleurs, une réglementation nationale qui a pour effet que le travailleur migrant contribue non seulement au financement du régime de sécurité sociale auquel il est affilié, mais aussi au financement d’un régime de sécurité sociale auquel il n’est pas affilié et qui ne peut donc lui procurer aucun bénéfice, et verse ainsi des contributions à fonds perdus au financement d’un régime national de sécurité sociale dont il ne relève pas.

5. En jugeant que la circonstance qu’un prélèvement soit qualifié d’impôt et non de cotisation sociale par une législation nationale ne signifiait pas que, au regard du principe faisant obstacle à ce que des travailleurs versent des contributions à fonds perdus au financement d’un régime national de sécurité sociale dont ils ne relèvent pas, ce même prélèvement ne puisse être regardé comme prohibé par ce principe, dès lors que le critère déterminant était celui de l’affectation spécifique du prélèvement en cause au financement du système de sécurité sociale de l’Etat concerné, la cour n’a pas commis d’erreur de droit.

6. La cour a relevé que, à la différence du prélèvement de solidarité, la contribution sociale généralisée, la contribution au remboursement de la dette sociale, le prélèvement social, et la contribution additionnelle à ce prélèvement étaient, en 2014, affectés au financement du régime français de sécurité sociale, qu’il s’agisse d’apurer une dette du régime de sécurité sociale occasionnée par le financement de prestations servies dans le passé ou de financer des prestations qui, eu égard au risque qu’elles ont vocation à couvrir et aux modalités de leur attribution, correspondent à des prestations de sécurité sociale et non à des prestations d’assistance. Elle en a déduit que l’obligation faite à M. et Mme B… d’acquitter, en 2014, ces contributions les a conduits à contribuer sans contrepartie au financement du régime de sécurité sociale français, alors qu’ils étaient affiliés au régime de sécurité sociale du CERN. Après avoir relevé qu’une telle obligation constituait une entrave à l’exercice de la liberté garantie par l’article 45 du Traité et constaté qu’aucune justification n’était avancée par l’administration, ni ne résultait de l’instruction, pour justifier la restriction en cause, son caractère adapté et proportionné à l’objectif poursuivi, la cour a prononcé la décharge de ces impositions. En faisant ainsi droit à la demande de M. et Mme B… s’agissant de ces impositions, alors que, selon le ministre, celles-ci ne présentent aucun caractère discriminatoire dans la mesure où elles s’appliquent indépendamment de la circonstance qu’un citoyen de l’Union ait exercé ou non sa liberté de circulation des travailleurs, la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit dès lors que, ainsi qu’elle l’a relevé, l’article 45 du Traité prohibe un désavantage, pour les travailleurs ayant exercé la liberté que cette disposition leur reconnaît, par rapport aux travailleurs qui, n’ayant pas fait usage de leur liberté de circulation, exercent la totalité de leurs activités en France et sont ainsi seulement astreints à financer le régime de sécurité sociale français dont ils bénéficient.

7. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi du ministre de l’économie, des finances et de la relance doit être rejeté.

Sur le pourvoi incident des époux B… :

8. La cour administrative d’appel a relevé, sans contestation sur ce point, qu’en 2014, l’affectation du prélèvement de solidarité était fixée par le IV de l’article 1600-0 S du code général des impôts et que cette contribution avait vocation à financer le fonds national d’aide au logement, le fonds national des solidarités actives et le fonds de solidarité. Elle a également relevé que ces organismes finançaient des prestations qui, eu égard aux risques qu’elles avaient vocation à couvrir et aux modalités de leur attribution, soit correspondaient à des prestations d’assistance et non à des prestations de sécurité sociale soit ne pouvaient être regardées comme relevant d’une branche de sécurité sociale. La cour a pu en déduire, sans entacher son arrêt d’erreur de droit, que la soumission des revenus en litige perçus par M. B… au prélèvement de solidarité ne conduisait pas les époux à financer un régime de sécurité sociale auquel ils n’étaient pas affiliés et qui ne pouvait donc leur procurer aucun bénéfice, et ainsi à verser des contributions à fonds perdus au financement d’un régime national de sécurité sociale dont ils ne relevaient pas, de sorte que l’obligation dans laquelle ils se trouvaient d’acquitter ce prélèvement ne méconnaissait pas les obligations évoquées découlant de l’article 45 .

9. Il résulte de ce qui précède que le pourvoi incident des époux B… doit être rejeté.

10. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 2 000 euros à verser aux époux B… en application des dispositions de l’article L.761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi du ministre de l’économie, des finances et de la relance et le pourvoi incident de M. et Mme B… sont rejetés.
Article 2 : l’Etat versera à M. et Mme B… une somme de 2 000 euros en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 3 : La présente décision sera notifiée au ministre de l’économie, des finances et de la relance et à M. et Mme C… B….

ECLI:FR:CECHR:2020:432985.20200909