Conseil d’État, 3ème – 8ème chambres réunies, 21/09/2020, 429487

Texte Intégral :
Vu la procédure suivante :

La société civile immobilière (SCI) Péronne a demandé au tribunal administratif d’Amiens de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée mis à sa charge au titre de la période du 1er janvier 2009 au 31 décembre 2010 et des pénalités afférentes. Par un jugement n° 1402009 du 13 octobre 2016, le tribunal administratif d’Amiens a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 16DA01934 du 5 février 2019, la cour administrative d’appel de Douai a rejeté l’appel formé par la SCI Péronne à l’encontre de ce jugement.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire en réplique, enregistrés les 5 avril et 5 juillet 2019 et le 8 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la SCI Péronne demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 4 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ;
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 6 novembre 2012, Europese Gemeenschap c/ Otis NV et autres (C-199/11) ;
– l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 16 octobre 2019, Glencore Agriculture Hungary (C-189/18) ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Vincent Daumas, maître des requêtes,

– les conclusions de M. Laurent Cytermann, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Richard, avocat de la SCI Peronne ;

Vu la note en délibéré, enregistrée le 7 septembre 2020, présentée par la SCI Péronne ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que M. A… B…, gérant et associé majoritaire de la SCI Péronne, société relevant de l’article 8 du code général des impôts, a fait l’objet d’une plainte pénale et d’une procédure judiciaire d’enquête préliminaire, à la suite de la saisie auprès d’un tiers de fichiers informatiques laissant apparaître qu’il était susceptible de détenir en Suisse des avoirs non déclarés. Les perquisitions et auditions effectuées dans ce cadre ont fait apparaître une pratique de fausse facturation mise en place par la SCI. En conséquence, cette société a fait l’objet d’une procédure de contrôle sur pièces, à la suite de laquelle l’administration a procédé à des rappels de taxe sur la valeur ajoutée correspondant au montant de la taxe mentionnée sur les factures regardées par l’administration comme fictives. La SCI Péronne se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 5 février 2019 par lequel la cour administrative d’appel de Douai a rejeté son appel contre le jugement du tribunal administratif d’Amiens rejetant sa demande tendant à la décharge, en droits et pénalités, de ces rappels de taxe sur la valeur ajoutée.

Sur la régularité de la procédure d’imposition :

2. D’une part, aux termes de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne :  » Toute personne dont les droits et libertés garantis par le droit de l’Union ont été violés a droit à un recours effectif devant un tribunal dans le respect des conditions prévues au présent article. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable par un tribunal indépendant et impartial, établi préalablement par la loi. Toute personne a la possibilité de se faire conseiller, défendre et représenter. Une aide juridictionnelle est accordée à ceux qui ne disposent pas de ressources suffisantes, dans la mesure où cette aide serait nécessaire pour assurer l’effectivité de l’accès à la justice « . Il résulte de la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment de son arrêt C-199/11 Europese Gemeenschap c/ Otis NV et autres du 6 novembre 2012, que le principe de protection juridictionnelle effective figurant à cet article 47 est constitué de divers éléments, lesquels comprennent, notamment, les droits de la défense, le principe d’égalité des armes, le droit d’accès aux tribunaux ainsi que le droit de se faire conseiller, défendre et représenter. S’agissant du respect des droits de la défense invoqués dans un litige fiscal portant sur une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, la Cour de justice de l’Union européenne a jugé, dans son arrêt C-189/18 Glencore Agriculture Hungary du 16 octobre 2019, que ce principe a pour corollaire le droit d’accès au dossier au cours de la procédure administrative et qu’une violation du droit d’accès au dossier commise lors de la procédure administrative n’est pas, en principe, régularisée du simple fait que l’accès au dossier a été rendu possible au cours de la procédure juridictionnelle concernant un éventuel recours visant à l’annulation de la décision contestée. La Cour de justice a également jugé dans ce même arrêt que, dans un tel litige de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, le respect des droits de la défense n’impose pas à l’administration fiscale une obligation générale de fournir un accès intégral au dossier dont elle dispose, mais exige que l’assujetti ait la possibilité de se voir communiquer, à sa demande, les informations et les documents se trouvant dans le dossier administratif et pris en considération par cette administration en vue d’adopter sa décision, lesquels incluent en principe non seulement l’ensemble des éléments du dossier sur lesquels l’administration fiscale entend fonder sa décision mais aussi ceux qui, sans fonder directement sa décision, peuvent être utiles à l’exercice des droits de la défense. Au nombre de ces derniers figurent en particulier les éléments que cette administration a pu rassembler et qui seraient susceptibles de faire douter de la participation du contribuable, en connaissance de cause, à des opérations impliquées dans une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée mais qu’elle a regardés comme non probants.

3. D’autre part, aux termes de l’article L. 76 B du livre des procédures fiscales :  » L’administration est tenue d’informer le contribuable de la teneur et de l’origine des renseignements et documents obtenus de tiers sur lesquels elle s’est fondée pour établir l’imposition faisant l’objet de la proposition prévue au premier alinéa de l’article L. 57 ou de la notification prévue à l’article L. 76. Elle communique, avant la mise en recouvrement, une copie des documents susmentionnés au contribuable qui en fait la demande « . Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond et n’est au demeurant pas contesté qu’en application de ces dispositions, l’administration fiscale a indiqué, dans sa proposition de rectification du 20 décembre 2012 adressée à la SCI Péronne, qu’elle avait exercé son droit de communication auprès de l’autorité judiciaire et obtenu dans ce cadre de consulter et prendre copie de pièces du dossier relatif à M. et Mme B…, en reproduisant, en annexe à cette proposition de rectification, un certain nombre d’extraits de procès-verbaux de constatations et d’auditions issus de la procédure judiciaire. Il ressort par ailleurs de manière constante des pièces du dossier soumis aux juges du fond, d’une part, que la société a exercé le droit d’accès aux documents prévu à l’article L. 76 B précité en demandant la communication de certaines des factures mentionnées dans la proposition de rectification, qu’elle a obtenue avant la mise en recouvrement des rappels de taxe sur la valeur ajoutée litigieux, tout en s’abstenant de demander aucun autre document issu du dossier de la procédure judiciaire, d’autre part, qu’elle n’a soutenu à aucun moment devant les juges du fond que l’administration fiscale aurait recueilli d’autres documents que ceux mentionnés dans la proposition de rectification et qui auraient été de nature à lui permettre de se défendre utilement en faisant douter du caractère fictif des factures pour lesquelles l’administration a remis en cause son droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée qui y était mentionnée. Eu égard à ce qui a été dit au point précédent, la SCI Péronne n’est ainsi pas fondée à soutenir que la procédure d’imposition serait entachée d’irrégularité au regard des dispositions de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne aux motifs qu’elle n’aurait pas eu accès, à ce stade, aux mêmes éléments que ceux pris en considération par l’administration fiscale et que celle-ci se serait abstenue de dresser une liste exhaustive des pièces consultées lors de l’exercice de son droit de communication auprès de l’autorité judiciaire.

4. Il y a lieu de substituer les motifs qui précèdent, qui n’appellent l’appréciation d’aucune circonstance de fait, se bornent à répondre aux moyens soulevés par la SCI Péronne devant la cour administrative d’appel et, au surplus, reposent sur l’argumentation développée devant celle-ci par l’administration fiscale en réponse à ces moyens, à ceux figurant au point 4 de l’arrêt attaqué, tirés, d’une part, de ce que les dispositions de l’article 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne ne sont invocables qu’à l’occasion d’une procédure devant un tribunal, d’autre part, de ce que la SCI Péronne avait eu accès au dossier de la procédure pénale par le biais de son propre gérant et associé majoritaire, M. B…, qui était partie à cette procédure. Les trois premiers moyens du pourvoi, qui sont dirigés contre ces motifs, doivent en conséquence être écartés.

Sur le bien-fondé des rappels de taxe sur la valeur ajoutée :

5. En premier lieu, aux termes de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales :  » L’autorité judiciaire doit communiquer à l’administration des finances toute indication qu’elle peut recueillir, de nature à faire présumer une fraude commise en matière fiscale ou une manoeuvre quelconque ayant eu pour objet ou ayant eu pour résultat de frauder ou de compromettre un impôt, qu’il s’agisse d’une instance civile ou commerciale ou d’une information criminelle ou correctionnelle même terminée par un non-lieu « .

6. C’est sans méconnaître son office ni la portée des dispositions de l’article L. 101 du livre des procédures fiscales précitées que la cour administrative d’appel a pu estimer l’administration fondée à s’appuyer sur des éléments, dont la cour a apprécié la force probante, issus de la procédure pénale diligentée à l’encontre de M. B… pour établir les rectifications, dès lors que la chambre criminelle de la Cour de cassation avait, par arrêt du 27 novembre 2013, rejeté le pourvoi de M. B…, qui faisait valoir l’illicéité de l’obtention des documents fondant les plaintes pénales dont il avait fait l’objet, en écartant tant le moyen de nullité tiré de l’obtention illicite de ces documents que celui tiré de la nullité de ceux-ci.

7. En second lieu, en vertu des dispositions combinées des articles 271, 272 et 283 du code général des impôts et de l’article 230 de l’annexe II à ce code, un contribuable n’est pas en droit de déduire de la taxe sur la valeur ajoutée dont il est redevable à raison de ses propres opérations la taxe mentionnée sur une facture établie à son nom par une personne qui ne lui a fourni aucun bien ou aucune prestation de services. Dans le cas où l’auteur de la facture était régulièrement inscrit au registre du commerce et des sociétés et assujetti à la taxe sur la valeur ajoutée, il appartient à l’administration, si elle entend refuser à celui qui a reçu la facture le droit de déduire la taxe qui y était mentionnée, d’établir qu’il s’agit d’une facture fictive ou d’une facture de complaisance. Si l’administration apporte des éléments suffisants permettant de penser que la facture ne correspond pas à une opération réelle, il appartient alors au contribuable d’apporter toutes justifications utiles sur la réalité de cette opération.

8. Après avoir relevé, par une appréciation souveraine exempte de dénaturation, que l’administration apportait des éléments suffisants permettant de penser que les factures litigieuses, qui se présentaient comme émises par trois sociétés régulièrement inscrites au registre du commerce et des sociétés et assujetties à la taxe sur la valeur ajoutée, ne correspondaient pas à des opérations réelles, en faisant valoir le témoignage de la société locataire des immeubles sur lesquels les travaux facturés étaient censés être intervenus, la présence de factures sans en-tête dans l’ordinateur de la secrétaire de l’ensemble des sociétés de M. B…, qui confirmait avoir établi de fausses factures, et l’incohérence entre les déclarations de l’associé d’une société selon lesquelles celle-ci avait effectué les travaux et l’absence de facturation de ces prestations par cette société, ainsi que leur facturation très tardive par une autre société, la cour n’a pas commis d’erreur de droit dans le maniement de la charge de la preuve en estimant que la SCI Péronne ne justifiait pas de la réalité des opérations en cause.

Sur les pénalités :

9. Il ressort des écritures de la requérante produites en appel que celle-ci n’avait pas remis en cause l’appréciation portée par le tribunal administratif sur les éléments caractérisant les manoeuvres frauduleuses mais avait seulement soutenu que l’application de la pénalité pour manoeuvres frauduleuses prévue à l’article 1729 du code général des impôts ne pouvait être justifiée par les mêmes faits que ceux qui ont servi de fondement aux poursuites pénales diligentées contre M. B…. Par suite, le moyen tiré de ce que la cour aurait insuffisamment motivé son arrêt pour ce qui est de l’existence de manoeuvres frauduleuses ne peut qu’être écarté.

10. Il résulte de tout ce qui précède que la SCI Péronne n’est pas fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque. En conséquence, ses conclusions au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ne peuvent qu’être rejetées.

D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi de la SCI Péronne est rejeté.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à la société civile immobilière Péronne et au ministre de l’économie, des finances et de la relance.

ECLI:FR:CECHR:2020:429487.20200921