Conseil d’État, 6ème – 5ème chambres réunies, 28/04/2021, 449438, Inédit au recueil Lebon

Texte Intégral :
Vu la procédure suivante :

Par une décision du 28 janvier 2021, enregistrée le 5 février 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le Conseil supérieur de la magistrature statuant comme conseil de discipline des magistrats du siège de l’ordre judiciaire, avant qu’il soit statué sur la demande du garde des sceaux, ministre de la justice, de voir prononcer une mesure d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions à l’encontre de M. B… A…, a décidé, par application des dispositions de l’article 23-2 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958, de transmettre au Conseil d’Etat la question de la conformité aux droits et libertés garantis par la Constitution de l’article 50 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature.

Dans la question prioritaire de constitutionnalité transmise et par un mémoire, enregistré le 1er mars 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, M. A… soutient que l’article 50 de l’ordonnance du 22 décembre 1958, tel qu’interprété par le Conseil supérieur de la magistrature, en tant qu’il prévoit que l’audience et la décision portant interdiction temporaire d’exercice des fonctions ne peuvent être rendues publiques, méconnaît le principe de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives découlant des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789.

Par un mémoire, enregistré le 2 mars 2021, le garde des sceaux, ministre de la justice, soutient que les conditions posées par l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 ne sont pas remplies, et qu’en particulier l’article 50 de l’ordonnance n° 58-1270 du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature a déjà été déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel.

La question prioritaire de constitutionnalité a été communiquée au Premier ministre, qui n’a pas produit d’observations.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de Mme Fanélie Ducloz, maître des requêtes en service extraordinaire,

– les conclusions de M. Olivier Fuchs, rapporteur public ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de M. A… ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des dispositions de l’article 23-4 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel que, lorsqu’une juridiction relevant du Conseil d’Etat a transmis à ce dernier, en application de l’article 23-2 de cette même ordonnance, la question de la conformité à la Constitution d’une disposition législative, le Conseil constitutionnel est saisi de cette question de constitutionnalité à la triple condition que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, qu’elle n’ait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement des circonstances, et que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux.

2. Aux termes de l’article 50 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction issue de l’article 24 de la loi organique du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution  » Le garde des sceaux, ministre de la justice, saisi d’une plainte ou informé de faits paraissant de nature à entraîner des poursuites disciplinaires, peut, s’il y a urgence et après consultation des chefs hiérarchiques, proposer au Conseil supérieur de la magistrature d’interdire au magistrat du siège faisant l’objet d’une enquête administrative ou pénale l’exercice de ses fonctions jusqu’à décision définitive sur les poursuites disciplinaires. Les premiers présidents de cour d’appel et les présidents de tribunal supérieur d’appel, informés de faits paraissant de nature à entraîner des poursuites disciplinaires contre un magistrat du siège, peuvent également, s’il y a urgence, saisir le Conseil supérieur aux mêmes fins. Ce dernier statue dans les quinze jours suivant sa saisine. / La décision d’interdiction temporaire, prise dans l’intérêt du service, ne peut être rendue publique ; (…) « . Il résulte de ces dispositions, ainsi que l’a d’ailleurs relevé le Conseil supérieur de la magistrature, que tant l’audience que la décision d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions ne peuvent être rendues publiques.

3. En premier lieu, ces dispositions de l’article 50 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature sont, au sens et pour l’application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, applicables au litige dont est saisi le Conseil supérieur de la magistrature, statuant, comme conseil de discipline des magistrats du siège de l’ordre judiciaires, sur la demande du garde des sceaux, ministre de la justice, tendant au prononcé d’une mesure d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions à l’encontre d’un magistrat du siège.

4. En deuxième lieu, le Conseil constitutionnel a, par sa décision n° 2010-611 DC du 19 juillet 2010, déclaré conforme à la Constitution cet article 50 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, dans sa rédaction issue de l’article 24 de la loi organique du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution. Toutefois, les développements de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, dont se prévaut le requérant, en ce qui concerne le principe de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives, découlant de la décision n° 2019-778 DC du 21 mars 2019, constituent une circonstance de droit nouvelle de nature à justifier que la conformité de ces dispositions à la Constitution soit à nouveau examinée par le Conseil constitutionnel.

5. Enfin, le moyen tiré de ce que ces dispositions, en tant qu’elles prévoient que l’audience et la décision d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions ne peuvent être rendues publiques, portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, notamment au principe de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives découlant des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, soulève une question présentant un caractère sérieux. Par suite, il y a lieu de renvoyer au Conseil constitutionnel la question prioritaire de constitutionnalité invoquée.

D E C I D E :
————–

Article 1er : La question de la conformité à la Constitution de l’article 50 de l’ordonnance du 22 décembre 1958 portant loi organique relative au statut de la magistrature, en tant qu’il prévoit que l’audience et la décision d’interdiction temporaire d’exercice des fonctions ne peuvent être rendues publiques, est renvoyée au Conseil constitutionnel.

Article 2 : La présente décision sera notifiée à M. B… A…, au Premier ministre et au garde des sceaux, ministre de la justice.
Copie en sera adressée au Conseil supérieur de la magistrature.

ECLI:FR:CECHR:2021:449438.20210428