Le juge des référés ordonne au Gouvernement d’indiquer publiquement et largement que le vélo peut être utilisé pour les déplacements autorisés durant le confinement.

JRCE Ordonnance du 30 avril 2020 FEDERATION FRANCAISE DES USAGERS DE LA BICYCLETTE N° 440179

CONSEIL D’ETAT
statuant
au contentieux

N° 440179
__________

FEDERATION FRANCAISE DES USAGERS DE LA BICYCLETTE
__________

Ordonnance du 30 avril 2020

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LE JUGE DES RÉFÉRÉS

Vu la procédure suivante :

Par une requête, un mémoire en réplique et un nouveau mémoire, enregistrés le 21 avril 2020 et le 27 avril 2020 à 16h10 et 18h04 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la Fédération française des usagers de la bicyclette demande au juge des référés du Conseil d’Etat, statuant sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative :

1°) d’enjoindre au Premier ministre, au ministre de l’intérieur et à la ministre des sports, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, de publier, dans les vingt-quatre heures à compter du prononcé de la décision, sur leurs sites internet, sur leurs comptes sur réseaux sociaux (Twitter et Facebook) et par voie d’affichage un communiqué autorisant expressément l’utilisation du vélo pour tous les motifs de déplacement indiqués dans l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020, en spécifiant clairement que le vélo à titre d’activité physique individuelle, est autorisé, et en retirant toute information contraire ;

2°) d’enjoindre au Préfet de police, au préfet d’Ille-et-Vilaine, au préfet de l’Hérault, au préfet d’Indre-et-Loire, au préfet de Loire-Atlantique, au préfet du Lot et Garonne, au préfet de Haute-Marne, au préfet du Nord, au préfet des Hauts-de-Seine, au préfet du Bas-Rhin, au préfet d’Occitanie, au préfet de Seine-Saint-Denis, à la police et à la gendarmerie nationales, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, de rouvrir, dans les vingt quatre heures à compter du prononcé de la décision, les pistes cyclables fermées sans nécessité stricte et, le cas échéant, de mettre en œuvre des mesures permettant la continuité cyclable ;

3°) d’enjoindre au Premier ministre, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, d’émettre, dans les vingt-quatre heures à compter du prononcé de la décision, une circulaire aux détenteurs du pouvoir de police de circulation leur ordonnant de ne fermer les aménagements cyclables qu’en cas de nécessité stricte ;

4°) d’enjoindre au Premier ministre, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, d’émettre, dans les vingt-quatre heures à compter du prononcé de la décision, une circulaire à la police et à la gendarmerie nationales, leur ordonnant d’autoriser l’utilisation du vélo pour tous les motifs de déplacement indiqués dans l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;

5°) d’enjoindre au ministère public, sous astreinte de 1 000 euros par jour de retard, de cesser de poursuivre, dans les vingt-quatre heures à compter du prononcé de la décision, les verbalisations ayant pour motif l’usage du vélo ;

6°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative ;

La Fédération française des usagers de la bicyclette soutient :
– que la condition d’urgence est remplie ;
– que l’interprétation, à la fois restrictive et incohérente, que donnent les autorités de l’Etat des dispositions du décret du 23 mars 2020, entraîne des verbalisations abusives de la pratique individuelle de la bicyclette et des décisions de fermeture de pistes cyclables, de la part de maires et de préfets, qui portent une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir, à la liberté individuelle, au droit à la sûreté et au principe de légalité des délits et des peines ;
– que plusieurs verbalisations ont été effectuées à l’égard de cyclistes dont le comportement ne méconnaissait pas les dispositions du décret du 23 mars 2020 ;
– que plusieurs pistes cyclables ont été fermées à tort.

Par un mémoire en défense, enregistré le 24 avril 2020, le ministre de l’intérieur conclut au rejet de la requête. Il soutient que le juge des référés du Conseil d’Etat n’est pas compétent pour connaître en premier et dernier ressort des effets d’arrêtés préfectoraux ni pour adresser des injonctions à l’autorité judiciaire, que la condition d’urgence n’est pas remplie et que les moyens ne sont pas fondés, la pratique de la bicyclette n’étant interdite pour aucun des déplacements autorisés par le décret du 23 mars 2020.

La requête a été communiquée au Premier ministre, à la ministre des sports et à la ministre de la transition écologique et solidaire, qui n’ont pas produit de mémoire en défense.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la Constitution, notamment son Préambule ;
– le code de la santé publique ;
– la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 ;
– le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir convoqué à une audience publique, d’une part, la Fédération française des usagers de la bicyclette et, d’autre part, le Premier ministre, le ministre de l’intérieur, la ministre des sports et la ministre de la transition écologique et solidaire ;

Ont été entendus lors de l’audience publique du 29 avril 2020, à 10 heures :

– Me Stoclet, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, avocat de la Fédération française des usagers de la bicyclette ;

– les représentants de la Fédération française des usagers de la bicyclette ;

– les représentants du ministre de l’intérieur ;

à l’issue de laquelle le juge des référés a prononcé une clôture de l’instruction au 30 avril 2020 à 12h00 ;

Vu la note en délibéré, présentée par le ministre de l’intérieur, enregistrée le 30 avril 2020 à 12h29 après la clôture de l’instruction ;

Considérant ce qui suit :

Sur le cadre du litige :

1. Aux termes de l’article L. 521-2 du code de justice administrative : « Saisi d’une demande en ce sens justifiée par l’urgence, le juge des référés peut ordonner toutes mesures nécessaires à la sauvegarde d’une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public ou un organisme de droit privé chargé de la gestion d’un service public aurait porté, dans l’exercice d’un de ses pouvoirs, une atteinte grave et manifestement illégale. Le juge des référés se prononce dans un délai de quarante-huit heures ». La liberté d’aller et venir et le droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, qui implique en particulier qu’il ne puisse subir de contraintes excédant celles qu’imposent la sauvegarde de l’ordre public ou le respect des droits d’autrui, constituent des libertés fondamentales au sens de cet article.

2. Lorsqu’il est saisi sur le fondement des dispositions citées ci-dessus et qu’il constate une atteinte grave et manifestement illégale portée par une personne morale de droit public à une liberté fondamentale, résultant de l’action ou de la carence de cette personne publique, il appartient au juge des référés de prescrire les mesures qui sont de nature à faire disparaître les effets de cette atteinte, dès lors qu’existe une situation d’urgence caractérisée justifiant le prononcé de mesures de sauvegarde à très bref délai. Le juge des référés peut ordonner à l’autorité compétente de prendre, à titre provisoire, des mesures d’organisation des services placés sous son autorité, dès lors qu’il s’agit de mesures d’urgence qui lui apparaissent nécessaires pour sauvegarder, à très bref délai, la liberté fondamentale à laquelle il est gravement, et de façon manifestement illégale, porté atteinte.

3. L’article L. 3131-15 du code de la santé publique, introduit dans ce code par la loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 dispose que, dans les circonscriptions territoriales où l’état d’urgence sanitaire est déclaré, le Premier ministre peut notamment : « 1° Restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules dans les lieux et aux heures fixés par décret ; 2° Interdire aux personnes de sortir de leur domicile, sous réserve des déplacements strictement indispensables aux besoins familiaux ou de santé ; (…) Les mesures prescrites en application des 1° à 10° du présent article sont strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu (…) ». L’article L. 3136-1 du même code prévoit les sanctions pénales encourues en cas de violation des interdictions édictées en application de l’article L. 3131-15 et dispose que l’application de ces sanctions pénales ne fait pas obstacle à l’exécution d’office, par l’autorité administrative, des mesures prescrites en application de ces mêmes interdictions.

4. Sur le fondement des dispositions citées ci-dessus, l’article 3 du décret du 23 mars 2013 prescrivant les mesures générales nécessaires pour faire face à l’épidémie de covid 19 dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire, modifié et complété à plusieurs reprises, interdit, en dernier lieu jusqu’au 11 mai 2020, tout déplacement de personne hors de son domicile, à l’exception de certains déplacements obéissant aux motifs qu’il énumère. Au nombre de ceux-ci figurent notamment, au 5° de cet article, les « déplacements brefs, dans la limite d’une heure quotidienne et dans un rayon maximal d’un kilomètre autour du domicile, liés soit à l’activité physique individuelle des personnes, à l’exclusion de toute pratique sportive collective et de toute proximité avec d’autres personnes, soit à la promenade avec les seules personnes regroupées dans un même domicile, soit aux besoins des animaux de compagnie ». Il résulte des termes mêmes de cet article 3 que l’usage, pour un déplacement qu’il autorise, d’un moyen de déplacement particulier, notamment d’une bicyclette, ne saurait, à lui seul, caractériser une violation de l’interdiction qu’il édicte.

5. La fédération requérante soutient toutefois que certaines autorités ministérielles, préfectorales ou d’administration centrale ont, dans l’interprétation de ces dispositions qu’elles ont rendue publique, expressément exclu que les déplacements autorisés puissent, en particulier dans le cas de l’activité physique individuelle prévu au 5° de l’article 3, s’effectuer en bicyclette. Elle soutient également que si d’autres autorités de l’Etat ont publiquement indiqué que les moyens de déplacement restent libres, l’existence de prises de position contradictoires et l’absence de clarification entre ces interprétations divergentes est à l’origine de nombreux procès-verbaux de contravention dressés à l’encontre de cyclistes qui respectaient pourtant les dispositions en question, ainsi que de plusieurs décisions de maires ou de préfets interdisant, sans autre fondement qu’une interprétation erronée de l’article 3 du décret du 23 mars 2020, l’accès à certaines pistes cyclables.

Sur les conclusions de la requête :

En ce qui concerne l’information générale sur l’usage de la bicyclette :

6. Il résulte de l’instruction, notamment de l’information apportée, au cours de l’audience publique, par le représentant du ministre de l’intérieur, quant à l’existence et au contenu d’un relevé de décision du 24 avril 2020 de la cellule interministérielle de crise placée auprès du Premier ministre, que l’interprétation des dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 retenue par le gouvernement et devant être diffusée à l’ensemble des agents chargés de leur application est, en premier lieu que « ne sont réglementés que les motifs de déplacement et non les moyens de ces déplacements qui restent libres. La bicyclette est donc autorisée à ce titre comme tout autre moyen de déplacement, et quel que soit le motif du déplacement », en deuxième lieu que « les verbalisations résultant de la seule utilisation d’une bicyclette, à l’occasion d’un déplacement autorisé, sont injustifiées » et, en troisième lieu, que les restrictions de temps et de distance imposées par les dispositions du 5° de l’article 3 privent en principe d’intérêt l’usage de la bicyclette pour un déplacement exclusivement motivé par l’activité physique individuelle et que, dans un tel cas, le risque plus important de commission d’une infraction liée au dépassement de la distance autorisée doit conduire, tout en en rappelant la possibilité juridique d’utiliser la bicyclette pour tout motif de déplacement, à « en dissuader l’usage au titre de l’activité physique ».

7. Toutefois, il résulte également de l’instruction que, malgré l’existence de cette position de principe, dont la légalité n’est pas contestée par la fédération requérante, plusieurs autorités de l’Etat continuent de diffuser sur les réseaux sociaux ou dans des réponses à des « foires aux questions », l’information selon laquelle la pratique de la bicyclette est interdite dans le cadre des loisirs et de l’activité physique individuelle « à l’exception des promenades pour aérer les enfants où il est toléré que ceux-ci se déplacent à vélo, si l’adulte accompagnant est à pied », ainsi qu’un pictogramme exprimant cette même interdiction.

8. Or, d’une part, la faculté de se déplacer en utilisant un moyen de locomotion dont l’usage est autorisé constitue, au titre de la liberté d’aller et venir et du droit de chacun au respect de sa liberté personnelle, une liberté fondamentale au sens des dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.

9. D’autre part, si les cyclistes qui s’estiment verbalisés à tort peuvent, devant le juge judiciaire, contester l’infraction qui leur est reprochée, la faculté reconnue à l’administration, en vertu des dispositions rappelées au point 3, d’exécuter d’office les mesures prescrites en application du décret du 23 mars 2020 est de nature à conduire, en cas d’interdiction de déplacement opposée, à tort, à raison du seul usage d’une bicyclette, à ce que le cycliste contrôlé soit tenu de descendre de son véhicule et de poursuivre son trajet à pied.

10. Dans ces conditions, compte tenu de l’incertitude qui s’est installée, à raison des contradictions relevées dans la communication de plusieurs autorités publiques, sur la portée des dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020, particulièrement en ce qui concerne l’activité physique, quant à l’usage de la bicyclette et des conséquences de cette incertitude pour les personnes qui utilisent la bicyclette pour leurs déplacements autorisés, l’absence de diffusion publique de la position gouvernementale mentionnée au point 6 doit être regardée, en l’espèce, comme portant une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale justifiant que le juge du référé-liberté fasse usage des pouvoirs qu’il tient de l’article L. 521-2 du code de justice administrative et enjoigne au Premier ministre de rendre publique, sous vingt-quatre heures, par un moyen de communication à large diffusion, la position en question.

11. Il n’y a pas lieu, en revanche, de faire droit au surplus des conclusions présentées sur ce point par la fédération requérante et, notamment, d’assortir cette injonction d’une astreinte.

En ce qui concerne les fermetures de plusieurs pistes cyclables :

12. Le juge des référés du Conseil d’Etat ne peut être régulièrement saisi, en premier et dernier ressort, d’une requête tendant à la mise en œuvre de l’une des procédures régies par le livre V du code de justice administrative que pour autant que le litige principal auquel se rattache ou est susceptible de se rattacher la mesure d’urgence qu’il lui est demandé de prendre ressortit lui-même de la compétence directe du Conseil d’Etat.

13. La fédération requérante demande qu’il soit enjoint à plusieurs autorités préfectorales de procéder à la réouverture de certaines pistes cyclables de leur département. Ces conclusions ne sont pas au nombre de celles qui relèvent, en premier et dernier ressort, du juge des référés du Conseil d’Etat. Par suite, en application des dispositions de l’article R. 522-8-1 du code de justice administrative qui dérogent aux dispositions du titre V du livre III du même code relatif au règlement des questions de compétence au sein de la juridiction administrative, elles ne peuvent qu’être rejetées.

14. Par ailleurs, compte tenu de la mesure prononcée au point 10, les conclusions de la fédération requérante tendant à ce qu’une instruction générale soit adressée aux autorités détentrices du pouvoir de police de la circulation sur les motifs légaux de fermeture d’une piste cyclable doivent également être rejetées.

En ce qui concerne les infractions relevées à l’encontre de certains cyclistes :

15. Les dispositions de l’article L. 521-2 du code de justice administrative n’habilitent pas le juge des référés à adresser une injonction à l’autorité judiciaire. Les conclusions de la fédération requérante tendant à ce qu’il soit enjoint à celle-ci d’interrompre toutes les poursuites engagées contre les cyclistes ayant fait l’objet d’un procès-verbal d’infraction aux dispositions de l’article 3 du décret du 23 mars 2020 ne peuvent, par suite, qu’être rejetées.

16. Dans les circonstances de l’espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l’Etat une somme de 3 000 euros à verser à la Fédération française des usagers de la bicyclette, au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

O R D O N N E :
——————

Article 1er : Il est enjoint au Premier ministre de rendre publique sous vingt-quatre heures, par un moyen de communication à large diffusion, la position du gouvernement, mentionnée au point 6 de la présente ordonnance et exprimée par le représentant de l’Etat au cours de l’audience publique, relative à l’usage de la bicyclette lors des déplacements autorisés par l’article 3 du décret n° 2020-293 du 23 mars 2020.

Article 2 : L’Etat versera à la Fédération française des usagers de la bicyclette une somme de 3 000 euros, au titre des dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Le surplus des conclusions de la requête est rejeté.

Article 4 : La présente ordonnance sera notifiée au Premier ministre, à la Fédération française des usagers de la bicyclette, au ministre de l’intérieur, à la ministre des sports et à la ministre de la transition écologique et solidaire.

Avis rendu par le Conseil d’État sur un projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire et complétant ses dispositions

1.    Le Conseil d’État a été saisi le 29 avril 2020 d’un projet de loi prorogeant l’état d’urgence sanitaire. Ce projet a été modifié par une saisine rectificative reçue le 30 avril 2020.

2.    La loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 a créé, pour faire face à l’épidémie de covid-19, dans le titre III du livre Ier de la troisième partie du code de la santé publique un régime d ’état d’urgence sanitaire pouvant être déclaré en cas de catastrophe sanitaire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population. L’état d’urgence sanitaire a été déclaré pour une durée de deux mois sur l’ensemble du territoire national par l’article 4 de la même loi. La déclaration permet au Premier ministre, au ministre de la santé et, s’ils y sont habilités, aux préfets, de prendre les mesures nécessaires aux seules fins de garantir la santé publique. Ces mesures peuvent notamment restreindre ou interdire la circulation des personnes et des véhicules, interdire aux personnes de sortir de leur domicile, ordonner la mise en quarantaine des personnes susceptibles d’être affectées, ordonner la mise à l’isolement des personnes affectées, ordonner la fermeture provisoire de catégories d’établissements recevant du public, ou encore réquisitionner des biens et des services. Ces mesures doivent être strictement proportionnées aux risques sanitaires encourus et appropriées aux circonstances de temps et de lieu. Selon l’article L. 3131-13 du code de la santé publique la prorogation de l’état d’urgence sanitaire ne peut être autorisée que par la loi, après avis du comité de scientifiques prévu à l’article L. 3131-19. L’article 4 de la loi du 23 mars a déclaré l’état d’urgence sanitaire pour une durée de deux mois à compter de son entrée en vigueur soit jusqu’au 23 mai 2020 à minuit.

3.    Le projet de loi prolonge à compter du 24 mai 2020, l’état d’urgence pour faire face à l’épidémie de covid-19 jusqu’au 23 juillet inclus. Il comporte six articles ayant pour objet :
– de proroger l’état d’urgence sanitaire jusqu’à cette date ;
– de modifier les dispositions de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique relatives aux mesures portant sur la réglementation de la circulation des personnes, des transports, des établissements recevant du public et de tout autre lieu de regroupement de personnes, ainsi que celles portant sur les réquisitions ;
– de préciser la portée des dispositions des articles L. 3131-15 et L. 3131-17 relatives aux mesures de quarantaine et de mise à l’isolement, réglementaires et individuelles;
– d’étendre les catégories de personnes habilitées à constater la violation des dispositions prises sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire ;
– d’autoriser la création d’un système d’information aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19 ;
– de rendre applicables les dispositions du projet en outre-mer et d’assurer la coordination de certaines mesures.

4.    L’étude d’impact du projet répond globalement, dans les circonstances de la crise sanitaire et de l’urgence dans laquelle elle a été réalisée, aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009 relative à l’application des articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution.

Ce projet de loi, dont le Conseil d’Etat propose de compléter le titre de manière à le rendre plus fidèle à son contenu, appelle de sa part les observations suivantes.

Sur la prorogation de l’état d’urgence sanitaire jusqu’au 23 juillet 2020 inclus

5.    La France est confrontée depuis le début du mois de mars à une crise sanitaire majeure et sans précédent causée par l’épidémie de covid-19. La première phase de l’état d’urgence sanitaire qui a reposé sur un confinement général et indifférencié de la population a permis de soulager la pression sur le système de soins et de réduire significativement la reproduction du virus. La préservation de l’état de santé de la population comme la nécessité de préserver la continuité de la vie de la Nation ont conduit le Gouvernement à envisager une seconde phase de lutte contre l’épidémie reposant sur le maintien de l’état d’urgence sanitaire associé à une sortie progressive du confinement basée sur trois principes : protéger, tester, isoler.

6.    Sur la base des informations transmises par le Gouvernement et de l’avis du comité de scientifiques prévu à l’article L. 3131-19 du code de la santé publique, en date du 28 avril 2020, prenant en compte les données scientifiques disponibles sur la situation sanitaire, notamment les données épidémiologiques, et l’incertitude quant à l’évolution de la situation actuelle, le Conseil d’Etat considère que la prorogation de l’état d’urgence est justifiée par la gravité de la menace que la catastrophe sanitaire continue de faire peser sur la santé de la population, au sens de l’article L. 3131-12 du code. Il estime que la durée, fixée à deux mois, de la prorogation et l’application de l’état d’urgence sanitaire sur l’ensemble du territoire national, sont adaptées et proportionnées à la situation présente. Il relève que les instruments de l’état d’urgence peuvent utilement permettre la levée progressive et graduée de la mesure de confinement à domicile faite aux personnes depuis le 17 mars.

7.    Le Conseil d’Etat attire l’attention du Gouvernement sur les conséquences de la prorogation liées au prolongement de la durée des nombreuses mesures décidées par des ordonnances prises en application de l’article 38 de la Constitution en vue de faire face à l’épidémie de covid-19 apportant des dérogations aux dispositions légales de droit commun, notamment en matière de délais. Ces dérogations ont, dans de nombreux cas, comme terme la durée de l’état d’urgence déclaré par la loi du 23 mars que la présente loi va proroger de deux mois augmentée d’un mois. Elles étaient justifiées par la situation d’arrêt massif de l’activité du pays provoquée par la mesure générale de confinement de la population à partir du 17 mars. Dès lors que ce confinement va être progressivement levé et que l’activité va reprendre, ces dérogations ne pourront plus se fonder sur leurs justifications initiales. Aussi le Conseil d’Etat estime-t-il que la nécessité et proportionnalité de ces dérogations doivent faire, de la part du Gouvernement, l’objet, dans les semaines qui viennent, d’un réexamen systématique et d’une appréciation au cas par cas.

Sur les modifications apportées à certaines mesures de l’état d’urgence sanitaire

8.    Le projet de loi modifie sur plusieurs points les dispositions du code de la santé publique relatives à l’état d’urgence sanitaire en vue de préciser les modalités d’application.

Le Conseil d’Etat veille à s’assurer, dans le respect de l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé (1) , que les dispositions du projet opèrent une conciliation qui ne soit pas déséquilibrée entre le risque pour la santé de la population causé par la catastrophe sanitaire et le respect des droits et libertés reconnus par la Constitution, notamment la liberté d’aller et venir et le respect de la vie privée, protégés par les articles 2 et 4 de la Déclaration de 1789, ainsi que la liberté individuelle dont l’article 66 de la Constitution confie la protection à l’autorité judiciaire.

Il s’est également assuré que ces dispositions respectent le droit de l’Union européenne, répondent aux exigences issues de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et sont compatibles avec les autres engagements internationaux de la France.

Réglementation des déplacements, des transports, de l’ouverture d’établissements et de tout autre lieu de regroupement de personnes, ainsi que des réquisitions

9.    Le Conseil d’Etat considère, sous réserve des améliorations de rédaction qu’il propose, que les modifications apportées par le projet de loi à l’article L. 3131-15 du code de la santé publique concernant :

– la règlementation des déplacements et des transports (1° de l’article L. 3131-15) et de l’ouverture d’établissements et de tout autre lieu de regroupement de personnes (5° de l’article L. 3131-15) en vue, le cas échéant, de rendre obligatoire le port de masques de protection,

– la réquisition (7° de l’article L. 3131-15), afin de permettre la réquisition des personnes nécessaires à la lutte contre la catastrophe sanitaire, indépendamment de la réquisition de biens ou services nécessaire à leur usage et à leur fonctionnement, sont nécessaires pour d’atteindre l’objectif de prévention poursuivi. Il souligne toutefois que les décisions mettant en œuvre ces dispositions devront être adaptées, nécessaires et proportionnées, ce qu’il appartiendra, le cas échéant, au juge compétent de contrôler.

Mesures de mise en quarantaine et de placement à l’isolement

10.    Les mesures ayant pour objet la mise en quarantaine prévues au 3° de l’article L. 3131-15 du code de la santé publique concernent des personnes susceptibles d’être affectées. Les mesures ayant pour objet le placement et le maintien en isolement prévues au 4° du même article concernent des personnes affectées.

Avec la levée progressive de la mesure d’interdiction générale faite aux personnes de sortir de leur domicile, la lutte contre l’épidémie reposera principalement sur la responsabilisation citoyenne avec la recommandation faite aux personnes malades de s’isoler et à celles ayant été en contact avec une personne malade de se faire tester et de se confiner.

Les dispositions du projet de loi visent à préciser les cas très circonscrits dans lesquels l’autorité administrative pourra recourir à des mesures de quarantaine et de placement et de maintien en isolement contraignantes et à apporter aux conditions de leur mise en œuvre les garanties nécessaires.

11.    A cette fin le projet de loi précise, en premier lieu, les caractéristiques des régimes de la quarantaine et de la mise à l’isolement et les conditions dans lesquelles ces mesures peuvent être ordonnées par le Premier ministre.

Le Conseil d’Etat propose une rédaction qui clarifie le champ d’application de cette mesure, conformément aux objectifs du Gouvernement. Celles-ci ne peuvent être ordonnées que lors de l’entrée sur le territoire national ou lors de l’arrivée dans l’une des collectivités mentionnées à l’article 72-3 de la Constitution ou dans la collectivité de Corse, ou en provenance de l’une de ces collectivités, de personnes ayant séjourné dans une zone de circulation de l’infection. Des mesures de quarantaine ou de mise à l’isolement sont ainsi rendues possibles à l’égard de personnes venues de l’étranger mais aussi venant vers le territoire métropolitain depuis des territoires insulaires ou depuis le territoire métropolitain vers ces territoires. Afin d’assurer une application unifiée de ces mises en quarantaine et des mesures de placement à l’isolement, qui pourront être prononcées en différents points du territoire, il propose que la liste des zones de circulation de l’infection fasse l’objet d’une information publique.

Le projet de loi prévoit ensuite que la durée des mesures de quarantaine et de mise à l’isolement, les lieux dans lesquels elles peuvent se dérouler, le suivi médical dont elles s’accompagnent ainsi que les conditions particulières de leur exécution, notamment celles concernant les déplacements que les personnes qui en font l’objet peuvent le cas échéant effectuer ou à défaut, les moyens par lesquels un accès aux biens et services de première nécessité leur est garanti, sont déterminés en fonction de la nature et des modes de propagation de l’infection, après avis du comité de scientifiques mentionné à l’article L. 3131-19.

Le Conseil d’Etat propose d’ajouter que sont également déterminées les conditions dans lesquelles est assurée la poursuite de la vie familiale et sont prises en compte la situation des mineurs. Sous ces réserves, il considère que ces dispositions encadrent suffisamment les conditions dans lesquelles le Premier ministre peut ordonner de telles mesures.

Sur le plan légistique, le Conseil d’Etat suggère d’insérer ces dispositions dans l’article L. 3131-15 du code de la santé publique plutôt que dans l’article L. 3131-17 dans la mesure où il s’agit de définir, de manière générale, le champ d’application des mesures de quarantaine et de mise à l’isolement.

12.    En deuxième lieu, le projet de loi précise les conditions dans lesquelles les mesures individuelles de placement et de quarantaine sont prises par le représentant de l’État dans le département sur proposition du directeur général de l’agence régionale de santé.

Le Conseil d’Etat propose d’ajouter dans le projet que la décision placement à l’isolement prononcée par le représentant de l’État dans le département l’est au vu d’un certificat médical qui lui est transmis. Il considère, à l’instar de ce qui est prévu par exemple en matière d’admission en soins psychiatriques sur décision du représentant de l’Etat (article L. 3213-1), que la transmission de ce certificat médical est nécessaire pour permettre au préfet d’exercer sa compétence dans le respect des libertés auxquelles la mesure de placement et de maintien en isolement  d’isolement est par elle-même susceptible de porter atteinte, dès lors qu’elle est subordonnée à la constatation médicale de l’infection de la personne concernée.

13.    Le projet prévoit un régime particulier pour les mesures de quarantaine ou d’isolement dont les modalités particulières interdisent toute sortie de l’intéressé hors du lieu où ces mesures se déroulent.

Les personnes qui en font l’objet peuvent exercer un recours devant le juge des libertés et de la détention. Ces mesures ne peuvent se poursuivre au-delà de quatorze jours, sauf si la personne concernée y consent ou sauf décision du juge des libertés et de la détention, préalablement saisi par le représentant de l’État dans le département.

Le Conseil d’Etat considère que ces dispositions satisfont aux exigences à l’article 66 de la Constitution qui impose que toute privation de liberté soit placée sous le contrôle de l’autorité judiciaire, sans imposer que cette dernière soit saisie préalablement à toute mesure de privation de liberté. Il estime que les modalités de l’intervention du juge des libertés et de la détention, la possibilité reconnue par la loi de la dispense de cette intervention si la personne y consent, sont adaptées à la nature du motif de la mesure privative de liberté et à la finalité de celle-ci.

Il propose toutefois :

– de préciser que le juge des libertés et de la détention, qui doit statuer dans les soixante-douze heures à compter de sa saisine, peut également se saisir d’office à tout moment, que le préfet doit le saisir dans les huit jours lorsqu’il demande la prolongation de la mesure et que lorsque le juge des libertés et de la détention n’a pas statué avant l’expiration du délai de quatorze jours et que la personne n’a pas, dans ce même délai, donné son consentement à la poursuite de la mesure, la mainlevée de la mesure est acquise ;

– d’apporter une limite de durée à la décision de prolongation de la quarantaine ou de l’isolement interdisant toute sortie de l’intéressé hors du lieu où la mesures se déroule, qu’il propose de fixer à un mois au total.

Les conditions d’application de ces dispositions devront être précisées par décret en Conseil d’Etat.

Le Conseil d’Etat estime enfin nécessaire d’ajouter une disposition selon laquelle le représentant de l’État dans le département s’assure que la personne dispose de moyens de communication téléphonique ou électronique lui permettant de communiquer librement avec l’extérieur.

14.    Le Conseil d’Etat constate enfin que les mesures individuelles susceptibles d’être prises en cas de menace sanitaire grave dans les conditions prévues à l’article L. 3131-1 du code de la santé publique, c’est-à-dire en amont d’une éventuelle situation justifiant une déclaration d’état d’urgence sanitaire, ne sont pas entourées d’un encadrement adapté. Or, il relève que les mesures individuelles susceptibles d’être prises dans ces contextes différents peuvent être de même nature et, notamment, emporter mise en quarantaine ou placement à l’isolement et ainsi porter une même atteinte aux libertés. Il appelle dès lors l’attention du Gouvernement sur la nécessité de revoir le dispositif prévu par les articles L. 3131-1 et suivants du code de la santé publique afin de garantir sa conformité aux exigences constitutionnelles et conventionnelles.

Constatation des infractions aux mesures de l’état d’urgence sanitaire

15.    Les dispositions du projet de loi qui étendent les catégories de personnes habilitées à constater la violation des dispositions prises sur le fondement de l’état d’urgence sanitaire aux agents mentionnés aux 1°, 1° bis et 1° ter de l’article 21 du code de procédure pénale, aux agents mentionnés aux 4°, 5° et 7° du I de l’article L. 2241-1 du code des transports, et aux agents mentionnés à l’article L. 450-1 du code de commerce n’appellent d’observations de la part du Conseil d’Etat.

Création d’un système d’information aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie de covid-19

16.    L’article 6 du projet autorise le ministre chargé de la santé à mettre en œuvre, dans un système d’information créé par décret en Conseil d’Etat, un partage de données à caractère personnel relatives aux personnes atteintes par le covid-19 et aux personnes ayant été en contact avec elles, aux seules fins de lutter contre la propagation de l’épidémie. Il permet également à ce ministre, ainsi qu’à l’Agence nationale de santé publique, à un organisme d’assurance maladie et aux agences régionales de santé, de partager de telles données dans les mêmes conditions et aux mêmes fins dans des systèmes d’information existants.

Les objectifs poursuivis par le Gouvernement à travers la mise en œuvre d’un tel dispositif, qui fait suite aux recommandations du Centre européen de prévention et contrôle des maladies (avis du 23 avril 2020) et, au plan national, du conseil scientifique constitué auprès du Président de la République (avis n° 6 du 20 avril 2020), sont :

– l’identification des personnes infectées, par l’organisation des examens de biologie médicale de dépistage et la collecte de leurs résultats ;

– l’identification des personnes présentant un risque d’infection, par la collecte des informations relatives aux contacts des personnes infectées et, le cas échéant, par la réalisation d’enquêtes sanitaires, en présence notamment de cas groupés ;

– l’orientation, en fonction de leur situation, des personnes infectées, et des personnes susceptibles de l’être, vers une mise à l’isolement ou en quarantaine ainsi que le suivi médical et leur accompagnement de ces personnes pendant et après la fin de ces mesures ;

– la surveillance épidémiologique aux niveaux national et local, ainsi que la recherche sur le virus et les moyens de lutter contre sa propagation.

Il ressort de l’étude d’impact ainsi que des précisions apportées par le Gouvernement que le dispositif envisagé, qui reposera sur un premier traitement ayant pour objet d’identifier les personnes infectées et sur un second traitement destiné à identifier, par des enquêtes sanitaires nécessitant des moyens humains importants, les cas-contacts et à assurer la surveillance épidémiologique, est totalement distinct du projet « Stopcovid », dont l’objectif est de permettre d’identifier les personnes en contact avec une personne infectée par une application téléchargée sur les téléphones portables des intéressés.

Le projet identifie les responsables des dispositifs dont la création est envisagée, autorise la collecte de données de santé et d’identification, énumère les finalités poursuivies, identifie les personnes et organismes susceptibles de se voir reconnaître l’accès à certaines des informations collectées. Il renvoie par ailleurs les modalités de mise en œuvre du dispositif à un décret en Conseil d’Etat après avis public de la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance des mesures complémentaires relevant du domaine de la loi.

Sur la consultation de la CNIL

17.    Le paragraphe 4 de l’article 36 du règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données, et abrogeant la directive 95/46/CE (dit « RGPD ») prévoit que « les États membres consultent l’autorité de contrôle dans le cadre de l’élaboration d’une proposition de mesure législative devant être adoptée par un parlement national, ou d’une mesure réglementaire fondée sur une telle mesure législative, qui se rapporte au traitement ».

L’article 8 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 modifiée relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, dans sa rédaction résultant de l’ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018, dispose par ailleurs que CNIL est consultée sur « tout projet de loi ou de décret ou toute disposition de projet de loi ou de décret relatifs à la protection des données à caractère personnel ou au traitement de telles données ».

Le Conseil d’Etat estime qu’il résulte de ces dispositions du droit de l’Union européenne et du droit national que la consultation de la CNIL est requise sur tout projet de loi qui détermine, dans leurs caractéristiques essentielles, les conditions de création ou de mise en œuvre d’un traitement ou d’une catégorie de traitements de données à caractère personnel.

Le Conseil d’Etat relève qu’en l’espèce, le projet de loi se borne à autoriser le pouvoir réglementaire à créer un ou plusieurs systèmes d’information aux fins précédemment mentionnées, sans en définir l’architecture générale, et à ne prévoir que certaines de ses modalités de mise en œuvre. En particulier, le projet renvoie à un décret en Conseil d’Etat la détermination des données qui seront accessibles aux personnes et organismes qu’il énumère ainsi que les services et personnels qui se verront reconnaître un tel accès.

Le Conseil d’Etat estime, en conséquence, que ces dispositions ne déterminent pas dans leurs caractéristiques essentielles, les conditions de création ou de mise en œuvre d’un traitement ou d’une catégorie de traitements de données à caractère personnel, de sorte que la consultation préalable de la CNIL n’est requise ni sur le fondement de l’article 36.4 du RGPD ni sur celle de la loi du 6 janvier 1978.

Sur le respect du domaine de la loi

18.    Le Conseil d’Etat relève que la loi du 6 janvier 1978, dans sa rédaction issue de l’ordonnance n° 2018-1125 du 12 décembre 2018, détermine les conditions générales dans lesquelles peut être autorisé un traitement de données. La création d’un tel traitement, même lorsqu’il est mis en œuvre par une personne publique et qu’il est d’une ampleur importante, ne nécessite pas en principe l’intervention du législateur mais uniquement un acte réglementaire de l’autorité compétente (cf. par exemple, CE, 6 novembre 2019, n° 434376).

Le recours à une loi est cependant nécessaire dans l’hypothèse où le traitement envisagé ne peut être mis en œuvre sans modification d’une disposition législative qui y fait obstacle ainsi que dans celle où le traitement conduit à fixer des règles concernant les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l’exercice des libertés publiques et entre ainsi dans le champ des matières que l’article 34 de la Constitution réserve à  la loi (CE, 26 octobre 2011, Association pour la Promotion de l’Image, n° 317827).

Le Conseil d’Etat, qui souligne que seules des dispositions législatives expresses peuvent autoriser, par dérogation aux dispositions de l’article L. 1110-4 du code de la santé publique, des personnes qui ne sont pas des professionnels participant à la prise en charge d’une personne, à avoir accès aux données de santé de cette personne protégées par le secret médical, estime que le recours à une loi est nécessaire dès lors que les systèmes d’information dont le législateur autorise la création ou l’adaptation permettront d’organiser le traitement de données en matière de santé sans que les responsables du traitement aient à recueillir au préalable, dans tous les cas, le consentement des intéressés.

Sur la conformité à l’article 2 de la Déclaration de 1789, à l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et aux articles 6 et 9.1 du RGPD

19.    Le Conseil d’Etat rappelle que le droit au respect de la vie privée, qui découle de l’article 2 de la Déclaration de 1789, impose que « la collecte, l’enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel doivent être justifiés par un motif d’intérêt général et mis en œuvre de manière adéquate et proportionnée à cet objectif » (Conseil constitutionnel, décision 2012-652 DC du 22 mars 2012). Il appartient à cet égard au « législateur d’instituer une procédure propre à sauvegarder le respect de la vie privée des personnes, lorsqu’est demandée la communication de données de santé susceptibles de permettre l’identification de ces personnes » (Conseil constitutionnel, décision 99-416 DC du 23 juillet 1999).

De même, pour être conforme aux exigences tirées de l’article 8 de la convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales relatif au droit au respect de la vie privée, un traitement de données à caractère personnel doit se limiter aux données pertinentes et non excessives par rapport aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, ces données doivent être conservées sous une forme permettant l’identification des personnes concernées pendant une durée n’excédant pas celle nécessaire aux finalités pour lesquelles elles sont enregistrées, et des garanties doivent être prévues afin de protéger efficacement les données à caractère personnel enregistrées contre les usages impropres et abusifs (cf. par ex. CEDH, 22 juin 2017, Affaire Aycaguer c. France, n° 8806/12).

Enfin, l’article 5 du RGPD pose les grands principes auxquels doit se conformer tout traitement de données à caractère personnel : i) licéité, loyauté, transparence, ii) limitation des finalités, iii) minimisation des données, qui doivent être limitées à ce qui est nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées, iii) exactitude des données, iv) limitation de la conservation des données à une durée n’excédant pas celle nécessaire au regard des finalités pour lesquelles elles sont traitées, v) intégrité et confidentialité des données, qui doivent être traitées de façon à garantir une sécurité appropriée.

Son article 6 précise que le traitement n’est licite que si au moins une des conditions qu’il mentionne est remplie. Tel est le cas si la personne concernée a consenti au traitement de ses données à caractère personnel pour une ou plusieurs finalités spécifiques, si le traitement est nécessaire au respect d’une obligation légale à laquelle le responsable du traitement est soumis ou si le traitement est nécessaire à l’exécution d’une mission d’intérêt public ou relevant de l’exercice de l’autorité publique dont est investi le responsable du traitement.

Son article 9.2 prévoit par ailleurs que, par dérogation à l’article 9.1 du règlement qui interdit les traitements des données à caractère personnel révélant des données concernant la santé, de tels traitements peuvent être autorisés dans certaines hypothèses, et en particulier si la personne concernée a donné son consentement explicite au traitement de ces données à caractère personnel pour une ou plusieurs finalités spécifiques ou si le traitement est nécessaire pour des motifs d’intérêt public dans le domaine de la santé publique.

Le Conseil d’Etat constate tout d’abord que le dispositif dont la création est autorisée repose sur un objectif d’intérêt général incontestable, à savoir la lutte contre la propagation de l’épidémie de covid-19 et, en particulier, l’identification des personnes infectées par le virus ou susceptibles de l’être, le renforcement du dépistage et l’amélioration des conditions de suivi des personnes justifiant un accompagnement médical.

Il estime, en l’état des informations qui lui ont été communiquées par le Gouvernement ainsi que des avis scientifiques sur lesquels celui-ci s’est appuyé, que les systèmes d’information autorisés sont nécessaires à la réalisation des finalités poursuivies. Il souligne cependant que cette nécessité devra être réévaluée périodiquement au vu de l’évolution de l’état de l’épidémie.

Il relève ensuite que le projet autorise l’accès à des données de santé non anonymisées ainsi collectées aux médecins prenant en charge les personnes concernées ainsi qu’à certains agents du ministère chargé de la santé, de l’Agence nationale de santé publique, du service de santé des armées, des organismes nationaux et locaux d’assurance maladie, des agences régionales de santé, des communautés professionnelles territoriales de santé, des établissements de santé, maisons de santé, des centres de santé, des laboratoires autorisés à réaliser les examens de biologie médicale de dépistage sur les personnes concernées. Il permet également à ces organismes de déléguer à d’autres organismes, déterminés par décret en Conseil d’Etat, le traitement de ces données.

Le Conseil d’Etat estime que l’accès à des données médicales par des professionnels, pour certains non médicaux, même en l’absence de consentement de l’intéressé est justifié par l’impossibilité pour les seuls professionnels médicaux de réaliser l’ensemble des nombreuses enquêtes nécessaires au dépistage et à l’identification des chaînes de transmission et cas groupés, qui implique la mobilisation de moyens humains très importants.

Il relève en outre que l’accès des laboratoires à certaines de ces données s’inscrit dans le cadre de la réalisation de tests de dépistage sur une très large échelle.

Le Conseil d’Etat estime que la possibilité pour ces organismes de confier, sous leur responsabilité, à d’autres organismes, la réalisation de ces missions ne se heurte à aucun obstacle juridique. Il appartiendra au décret en Conseil d’Etat, auquel le projet de loi renvoie, de définir le cadre légal de cette intervention, dans le respect des conditions posées par l’article 28 du RGPD, qui encadre le recours à la « sous-traitance ».

Le Conseil d’Etant considère également que l’accès de certains professionnels à des données relatives aux personnes avec lesquelles les personnes infectées ont été en contact, alors même que ces dernières n’y auraient pas préalablement consenti, est rendu nécessaire, en dépit de l’atteinte ainsi portée à la vie privée des intéressés, à la réalisation des enquêtes permettant d’identifier de nouveaux cas de contamination. Il appelle toutefois l’attention du Gouvernement sur la nécessité, dans les textes qui assureront la mise en œuvre ces dispositions, de garantir par des mesures particulièrement rigoureuse le respect de la vie privée et la restriction de ces accès aux plus strictes nécessités de la sécurité sanitaire.

Le Conseil d’Etat souligne en outre qu’il appartiendra au décret en Conseil d’Etat auquel renvoie le projet de loi d’écarter tout risque d’utilisation des données contenues dans les traitements de données existants à d’autres fins que les strictes nécessités médicales en lien avec la lutte contre le covid-19 et de limiter au strict nécessaire la durée de l’accès à ces informations. Le Gouvernement a précisé, à cet égard, que seules les données administratives nécessaires pour l’identification des personnes susceptibles d’être contaminées ainsi que pour la désignation des professionnels de santé qui suivent le patient et celles permettant de les joindre, contenues dans les traitements existants, pourraient être utilisées à cette fin.

Le Conseil d’Etat note enfin que le dispositif prévu revêt un caractère temporaire dans la mesure où, à l’issue de la crise sanitaire ou, au plus tard, pour une durée d’un an à compter de la publication de la loi, le traitement ne pourra plus être mis en œuvre et les données collectées devront être effacées.

Le Conseil d’Etat estime donc, sans préjudice de l’analyse de la conformité des textes mettant en œuvre les dispositions ainsi prévues aux normes juridiques supérieures, notamment au RGPD, que les conditions générales prévues par le législateur pour la mise en œuvre de ces traitements de données à caractère personnel ne portent pas, par elles-mêmes, une atteinte disproportionnée au droit au respect de la vie privée garanti par les articles 2 de la Déclaration de 1789 et 8 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et ne méconnaissent pas les dispositions du RGPD.

Application de ces mesures en outre-mer

20.    Les dispositions du projet sur l’application de ses dispositions en outre-mer et comprenant plusieurs mesures de coordination n’appellent pas d’observations du Conseil d’Etat.

Cet avis a été délibéré et adopté par le Conseil d’Etat en Commission permanente dans sa séance du 1er mai 2020.

1 Par exemple cons. 5 Décision n° 2019-823 QPC du 31 janvier 2020