CE, 10e et 9e ch. réunies, Association Pouvoir Citoyen et association Les Effronté-e-s 3 juin 2020, n° 421615, Lebon T
Alors même qu’il n’est pas contesté que ces associations contribuent au débat public en prenant position en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’eu égard à la nature des informations demandées, qui portent sur des sanctions infligées à des personnes morales de droit privé à raison de la méconnaissance d’obligations légales relatives à l’engagement de négociations ou de plans d’actions, et au but poursuivi, qui consiste pour l’essentiel à révéler publiquement le nom des entreprises sanctionnées à ce titre, elles ne sauraient se prévaloir des stipulations de l’article 10 de la conv. EDH pour revendiquer un droit d’accès à ces informations pour l’exercice de leur droit à la liberté d’expression.
Rappr. Cour EDH, gde ch., 8 novembre 2016, Magyar Helsinki Bizottsag c/ Hongrie n° 18030/11.
Texte intégral
Conseil d’État
N° 421615
ECLI:FR:CECHR:2020:421615.20200603
Mentionné aux tables du recueil Lebon
10e et 9e chambres réunies
Mme Isabelle Lemesle, rapporteur
Mme Anne Iljic, rapporteur public
SCP BOUTET-HOURDEAUX, avocats
Lecture du mercredi 3 juin 2020REPUBLIQUE FRANCAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS
Vu la procédure suivante :
Les associations « Pouvoir citoyen » et « Les Effronté-e-s » ont demandé au tribunal administratif de Paris d’annuler pour excès de pouvoir la décision implicite par laquelle la ministre des familles, de l’enfance et des droits des femmes a refusé de leur communiquer la liste des entreprises franciliennes sanctionnées pour non-respect de l’égalité salariale entre femmes et hommes, avec les sanctions infligées. Par un jugement n° 1711380/5-2 du 15 mars 2018, le tribunal administratif de Paris a rejeté leur demande.
Par un pourvoi sommaire et un mémoire complémentaire, enregistrés les 19 juin et 18 septembre 2018 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, ces associations demandent au Conseil d’Etat :
1°) d’annuler ce jugement ;
2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à leur demande ;
3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 600 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Vu les autres pièces du dossier ;
Vu :
– la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ;
– le code des relations entre le public et l’administration ;
– le code du travail ;
– le code de justice administrative et l’ordonnance n° 2020-305 du 25 mars 2020 modifiée ;
Après avoir entendu en séance publique :
— le rapport de Mme Isabelle Lemesle, conseiller d’Etat,
— les conclusions de Mme Anne Iljic, rapporteur public ;
La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à la SCP Boutet-Hourdeaux, avocat des associations « Pouvoir citoyen » et « Les Effronté-e-s »;
Considérant ce qui suit :
1. Dans sa rédaction applicable à la date de la décision litigieuse, l’article L. 2242-9 du code du travail dispose que : « Les entreprises d’au moins cinquante salariés sont soumises à une pénalité à la charge de l’employeur lorsqu’elles ne sont pas couvertes par un accord relatif à l’égalité professionnelle portant sur les objectifs et les mesures mentionnées au 2° de l’article L. 2242-8 ou, à défaut d’accord, par les objectifs et les mesures constituant le plan d’action mentionné au même 2°.(…)/ Le montant est fixé par l’autorité administrative, dans des conditions prévues par décret en Conseil d’Etat, en fonction des efforts constatés dans l’entreprise en matière d’égalité professionnelle entre les femmes et les hommes ainsi que des motifs de sa défaillance quant au respect des obligations fixées au même premier alinéa (…) ». Par ailleurs, aux termes de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration : « Ne sont communicables qu’à l’intéressé les documents administratifs : / (…) 3° Faisant apparaître le comportement d’une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice (…) ». Aux termes de l’article L. 311-7 du même code : « Lorsque la demande porte sur un document comportant des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 mais qu’il est possible d’occulter ou de disjoindre, le document est communiqué au demandeur après occultation ou disjonction de ces mentions ».
Sur la régularité du jugement attaqué :
2. Pour rejeter les conclusions des associations requérantes tendant à ce que leur soit communiquée la liste nominative des entreprises franciliennes sanctionnées sur le fondement de l’article L. 2242-9 du code du travail avec les sanctions infligées, au motif qu’une telle divulgation porterait préjudice aux entreprises concernées, le tribunal administratif de Paris, qui a visé la note en délibéré présentée par les requérantes, en citant et en faisant application de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration, a nécessairement jugé d’une part, que les personnes morales entraient dans le champ de cet article et, d’autre part, que ces dispositions étaient en l’espèce applicables aux entreprises figurant dans une telle liste. Par ailleurs, s’agissant de la possibilité d’une communication partielle des informations demandées en application de l’article L. 311-7 de ce code, il a expressément relevé que, eu égard à l’objet même de la demande, les éléments de la liste demandée ne pouvaient être occultés. Dès lors, le moyen tiré de l’insuffisante motivation du jugement attaqué ne peut qu’être écarté.
Sur le bien-fondé du jugement attaqué :
3. En premier lieu, eu égard à l’objet de la demande des associations requérantes tendant, ainsi qu’il a été dit au point 2, à la communication de la liste nominative des entreprises franciliennes sanctionnées sur le fondement de l’article L. 2242-9 du code du travail avec les sanctions qui leur ont été infligées, c’est au terme d’une appréciation souveraine exempte de dénaturation des pièces du dossier qui lui était soumis et d’erreur de droit que le tribunal administratif a jugé que la communication d’une telle liste porterait par elle-même préjudice, au sens de l’article L. 311-6 du code des relations entre le public et l’administration, aux entreprises concernées. Par ailleurs, c’est sans erreur de droit, sur la base de son appréciation souveraine des pièces du dossier, que le tribunal administratif a estimé qu’il n’était pas possible de faire application de l’article L. 311-7 du même code en occultant les mentions dont la divulgation porterait préjudice à ces entreprises.
4. En second lieu, aux termes de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales : « 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (…) / 2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (…) à la protection de la réputation ou des droits d’autrui (…) ». Si ces stipulations n’accordent pas un droit d’accès à toutes les informations détenues par une autorité publique ni n’obligent l’Etat à les communiquer, il peut en résulter un droit d’accès à des informations détenues par une autorité publique lorsque l’accès à ces informations est déterminant pour l’exercice du droit à la liberté d’expression et, en particulier, à la liberté de recevoir et de communiquer des informations, selon la nature des informations demandées, de leur disponibilité, du but poursuivi par le demandeur et de son rôle dans la réception et la communication au public d’informations. Dans cette hypothèse, le refus de fournir les informations demandées constitue une ingérence dans l’exercice du droit à la liberté d’expression qui, pour être justifiée, doit être prévue par la loi, poursuivre un des buts légitimes mentionnés au point 2 de l’article 10 et être strictement nécessaire et proportionnée.
5. Les associations requérantes font valoir que leur demande vise à porter à la connaissance du public des informations nécessaires à la transparence de la vie publique et à la protection du principe d’égalité entre les femmes et les hommes. Toutefois, alors même qu’il n’est pas contesté que ces associations contribuent au débat public en prenant position en faveur de l’égalité entre les femmes et les hommes, il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’eu égard à la nature des informations demandées, qui portent sur des sanctions infligées à des personnes morales de droit privé à raison de la méconnaissance d’obligations légales relatives à l’engagement de négociations ou de plans d’actions, et au but poursuivi, qui consiste pour l’essentiel à révéler publiquement le nom des entreprises sanctionnées à ce titre, elles ne sauraient se prévaloir des stipulations précitées de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales pour revendiquer un droit d’accès à ces informations pour l’exercice de leur droit à la liberté d’expression. Dès lors, en jugeant que le refus opposé aux associations requérantes ne révélait pas une ingérence des autorités publiques méconnaissant les garanties de l’article 10 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, le tribunal administratif, qui n’a pas mis en cause l’intérêt qui s’attache à l’évaluation des politiques publiques en matière d’égalité salariale, dont atteste au demeurant la publication par le gouvernement de statistiques sur les sanctions administratives infligées à ce titre, n’a pas commis d’erreur de droit.
6. Il résulte de tout ce qui précède que les associations « Pouvoir citoyen » et « Les Effronté-e-s » ne sont pas fondées à demander l’annulation du jugement qu’elles attaquent. Par suite, leur pourvoi doit être rejeté, y compris leurs conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
D E C I D E :
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Article 1er : Le pourvoi des associations « Pouvoir citoyen » et « Les Effronté-e-s » est rejeté.
Article 2 : La présente décision sera notifiée à l’association « Pouvoir citoyen », à l’association « Les Effronté-e-s » et au ministre des solidarités et de la santé.