Le directeur de l’hôpital peut suspendre le praticien hospitalier en cas de mise en péril de la continuité du service et de la sécurité des patients.

CE, 5-6 chr, 5 févr. 2020, n° 422922, Lebon T.

S’il appartient, en cas d’urgence, au directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) compétent de suspendre, sur le fondement de l’article L. 4113-14 du code de la santé publique (CSP), le droit d’exercer d’un médecin qui exposerait ses patients à un danger grave, 2) le directeur d’un centre hospitalier, qui, aux termes de l’article L. 6143-7 du même code, exerce son autorité sur l’ensemble du personnel de son établissement, peut toutefois, dans des circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients, décider lui aussi de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d’un praticien hospitalier au sein du centre, à condition d’en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné.

Cf. CE, 15 décembre 2000, Vankemmel et Syndicat des professeurs hospitalo-universitaires, n°s 194807 200887 202841, p. 630.

Texte intégral
Conseil d’État

N° 422922
ECLI:FR:Code Inconnu:2020:422922.20200205
Mentionné aux tables du recueil Lebon
5e – 6e chambres réunies
M. Florian Roussel, rapporteur
Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public
LE PRADO, avocats

Lecture du mercredi 5 février 2020REPUBLIQUE FRANCAISE

AU NOM DU PEUPLE FRANCAIS

Vu les procédures suivantes :

1° Sous le n° 422922, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 août 2018 et 14 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme A… B… demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision du 8 juin 2018 par laquelle le directeur général du centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux l’a suspendue à titre conservatoire de ses fonctions médicales, cliniques et thérapeutiques ainsi que de toute fonction de responsable d’unité et lui a interdit d’accéder aux locaux de travail hospitalier ;

2°) d’enjoindre au directeur général du CHU de Bordeaux de la réintégrer dans ses fonctions et de reconstituer sa carrière et ses droits sociaux à compter du 8 juin 2018 dans un délai de deux mois ;

3°) d’exiger la production de différentes pièces et de prononcer en conséquence un report d’audience ;

4°) de mettre à la charge du CHU de Bordeaux la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

2° Sous le n° 422925, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 6 août 2018 et 14 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme B… demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler pour excès de pouvoir la décision du 7 juin 2018 par laquelle le président de l’université de Bordeaux l’a suspendue à titre conservatoire de ses fonctions et lui a interdit de fréquenter les locaux universitaires où elle exerce ses fonctions d’enseignement et de recherche ;

2°) d’enjoindre au président de l’université de Bordeaux de la réintégrer dans ses fonctions et de reconstituer sa carrière et ses droits sociaux à compter du 7 juin 2018 dans un délai de deux mois ;

3°) d’exiger la production de différentes pièces et de prononcer en conséquence un report d’audience ;

4°) de mettre à la charge de l’université de Bordeaux la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

…………………………………………………………………………

3° Sous le n° 424756, par une requête et un mémoire en réplique, enregistrés les 8 octobre 2018 et 12 janvier 2020 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, Mme B… demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler la décision de la ministre des solidarités et de la santé et de la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation du 27 juillet 2018 la suspendant de ses fonctions hospitalières et universitaires

2°) d’exiger la production de différentes pièces et de prononcer en conséquence un report d’audience ;

3°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

…………………………………………………………………………

Vu les autres pièces des dossiers ;

Vu :
– le code de la santé publique :
– le code de l’éducation ;
– la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 ;
– le décret n° 82-1149 du 29 novembre 1982 ;
– le décret n° 84-135 du 24 février 1984 ;
– le décret n° 2005-850 du 27 juillet 2005 ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

— le rapport de M. Florian Roussel, maître des requêtes,

— les conclusions de Mme Cécile Barrois de Sarigny, rapporteur public.

La parole ayant été donnée, avant et après les conclusions, à Me Le Prado, avocat du centre hospitalier universitaire de Bordeaux.

Vu les notes en délibéré, enregistrées le 20 janvier 2020, présentées par Mme B… ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces des dossiers que Mme B…, professeur des universités – praticien hospitalier, a exercé jusqu’au 3 octobre 2017 les fonctions de chef du pôle médico-judiciaire du centre hospitalier universitaire (CHU) de Bordeaux et est ensuite demeurée, après la suppression de ce pôle, responsable de l’unité de l’institut médico-légal de l’établissement. A la suite de conflits avec d’autres praticiens et au vu d’un rapport conjoint de l’inspection générale des affaires sociales et de l’inspection générale de l’administration de l’éducation nationale et de la recherche, le président de l’université de Bordeaux a, par une décision du 7 juin 2018, suspendu Mme B… de ses fonctions d’enseignement et de recherche, avec interdiction de fréquenter les locaux universitaires où elle exerce ces fonctions. Par une décision du 8 juin suivant, le directeur général du CHU l’a suspendue de ses fonctions médicales, cliniques et thérapeutiques dans l’établissement, avec interdiction d’accès aux locaux de travail hospitaliers. Enfin, par un arrêté conjoint du 27 juillet 2018, la ministre des solidarités et de la santé et la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation ont décidé, dans l’attente de la décision de la juridiction disciplinaire simultanément saisie, de suspendre Mme B… de ses fonctions universitaires et hospitalières.

2. Mme B… demande l’annulation de ces trois décisions, par trois requêtes qui présentent à juger des questions connexes et qu’il y a, par suite, lieu de joindre pour statuer par une seule décision.

Sur la décision du 7 juin 2018 du président de l’université de Bordeaux :

3. Aux termes de l’article L. 951-4 du code de l’éducation : « Le ministre chargé de l’enseignement supérieur peut prononcer la suspension d’un membre du personnel de l’enseignement supérieur pour un temps qui n’excède pas un an, sans privation de traitement ». La suspension d’un professeur des universités sur la base de ces dispositions est une mesure à caractère conservatoire, prise dans le souci de préserver l’intérêt du service public universitaire. Elle peut être prononcée lorsque les faits imputés à l’intéressé présentent un caractère suffisant de vraisemblance et de gravité et que la poursuite des activités de l’intéressé au sein de l’établissement présente des inconvénients suffisamment sérieux pour le service ou pour le déroulement des procédures en cours.

4. En premier lieu, par un arrêté du 12 mars 2012, publié au Journal officiel de la République française le 31 mars 2012, les présidents d’université ont reçu du ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche délégation de pouvoir, notamment en ce qui concerne « la suspension en application de l’article L. 951-4 du code de l’éducation ». Le moyen tiré de l’incompétence du président de l’université de Bordeaux pour prendre la décision litigieuse doit, dès lors, être écarté.

5. En second lieu, il ressort des pièces du dossier, notamment du rapport conjoint des inspections générales, qu’à la date de la décision attaquée, de nombreux témoignages concordants imputaient à Mme B… des faits de harcèlement moral responsables d’une dégradation profonde du climat de travail, qui affectait la planification des activités universitaires et le déroulement des enseignements. Alors même que ces faits étaient contestés par Mme B…, ils étaient, en l’état des informations portées à la connaissance du président de l’université, suffisamment graves et vraisemblables pour justifier l’éloignement de l’intéressée à titre conservatoire, compte tenu notamment de leur retentissement au sein de l’établissement. Par suite, le président de l’université de Bordeaux n’a pas fait une inexacte application des dispositions de l’article L. 951-4 du code de l’éducation en prenant la décision attaquée.

Sur la décision du 8 juin 2018 du directeur général du CHU de Bordeaux :

6. S’il appartient, en cas d’urgence, au directeur général de l’agence régionale de santé compétent de suspendre, sur le fondement de l’article L. 4113-14 du code de la santé publique, le droit d’exercer d’un médecin qui exposerait ses patients à un danger grave, le directeur d’un centre hospitalier, qui, aux termes de l’article L. 6143-7 du même code, exerce son autorité sur l’ensemble du personnel de son établissement, peut toutefois, dans des circonstances exceptionnelles où sont mises en péril la continuité du service et la sécurité des patients, décider lui aussi de suspendre les activités cliniques et thérapeutiques d’un praticien hospitalier au sein du centre, à condition d’en référer immédiatement aux autorités compétentes pour prononcer la nomination du praticien concerné.

7. Il ressort des pièces du dossier qu’eu égard aux faits reprochés, à leurs conséquences sur l’activité du service et à la nature des responsabilités exercées par Mme B… qui avait été, ainsi qu’il a été dit, déchargée de ses fonctions de cheffe du pôle médico-judiciaire pour se voir confier la seule unité médico-légale, la poursuite de l’activité hospitalière de l’intéressée n’était pas de nature à caractériser une situation exceptionnelle mettant en péril, de manière imminente, la continuité du service de médecine légale où elle exerçait ou la sécurité des patients. Par suite, Mme B… est fondée à soutenir que le directeur général du CHU de Bordeaux a, en la suspendant de ses fonctions thérapeutiques et cliniques, fait une inexacte application des principes rappelés au point 6. Elle est par suite fondée, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur l’autre moyen de sa requête, à demander l’annulation de la décision du 8 juin 2018.

Sur l’arrêté du 27 juillet 2018 des ministres des solidarités et de la santé et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation :

8. Aux termes de l’article 25 du décret du 24 février 1984 portant statut des personnels enseignants et hospitaliers des centres hospitaliers et universitaires : « Lorsque l’intérêt du service l’exige, la suspension d’un agent qui fait l’objet d’une procédure disciplinaire peut être prononcée par arrêté conjoint des ministres respectivement chargés des universités et de la santé./ La décision prononçant la suspension précise si l’intéressé conserve, pendant le temps où il est suspendu, le bénéfice de son traitement universitaire et de ses émoluments hospitaliers ou détermine la quotité de la retenue qu’il subit, qui ne peut être supérieure à la moitié du montant total du traitement universitaire et des émoluments hospitaliers. En tout état de cause, il continue à percevoir la totalité des suppléments pour charges de famille./ (…) ».

9. En premier lieu, conformément aux dispositions du décret du 27 juillet 2005 relatif aux délégations de signature des membres du gouvernement, la directrice générale de l’offre de soins au ministère des solidarités et de la santé et le directeur général des ressources humaines au ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation avaient qualité pour signer l’arrêté litigieux au nom des ministres auxquels leurs services étaient rattachés.

10. En second lieu, il ressort des pièces du dossier que, compte tenu de la profonde dégradation des conditions de travail qui résultait, à la date de la décision attaquée, de la présence de Mme B… au sein du service dans lequel elle exerçait et alors même, ainsi qu’elle le soutient, que cette dégradation ne lui aurait pas été exclusivement imputable, qu’elle aurait accompli ses obligations de service et qu’elle n’aurait pas méconnu les règles relatives au cumul d’activités, les ministres des solidarités et de la santé et de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation n’ont pas fait une inexacte application des dispositions citées ci-dessus en prononçant, dans l’intérêt du service, la suspension de ses fonctions universitaires et hospitalières avec maintien de son traitement.

Sur les conclusions à fin d’injonction :

11. Contrairement à ce que soutient la requérante, l’annulation de la décision du directeur général du CHU de Bordeaux du 8 juin 2018, qui est par elle-même sans incidence sur la carrière de l’intéressée, n’implique aucune mesure de reconstitution de carrière. Par ailleurs, il résulte de l’instruction que, par une décision du 28 mars 2019, la juridiction disciplinaire compétente à l’égard des personnels enseignants et hospitaliers des centres hospitaliers et universitaires et des personnels enseignants de médecine générale a infligé à Mme B… la sanction de suspension, pour une durée de trois ans, de ses fonctions hospitalières et universitaires. Par suite, la requérante n’est pas davantage fondée à demander à être réintégrée dans ses fonctions.

Sur les conclusions présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative :

12. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge du CHU de Bordeaux le versement à Mme B… d’une somme de 3 000 euros au titre de ces dispositions. Celles-ci font en revanche obstacle à ce que soit mise à la charge de Mme B… la somme que demande, à ce titre, le CHU de Bordeaux.

13. L’université de Bordeaux n’ayant pas la qualité de partie dans le litige né de la décision prise par son président au nom de l’Etat, les dispositions de l’article L. 761-1 du code de justice administrative font obstacle à ce que soit mise à sa charge la somme que demande, à ce titre, Mme B….

14. Enfin, l’Etat n’étant pas la partie perdante dans le litige né de l’arrêté interministériel du 27 juillet 2018, ces dispositions font obstacle à ce que soit mise à sa charge la somme que demande, à ce titre, Mme B….

D E C I D E :

————–

Article 1er : La décision du directeur général du CHU de Bordeaux du 7 juin 2018 est annulée.

Article 2 : Le CHU de Bordeaux versera à Mme B… une somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Article 3 : Les conclusions du CHU de Bordeaux présentées au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative sont rejetées.

Article 4 : Le surplus des conclusions des requêtes de Mme B… est rejeté.

Article 5 : La présente décision sera notifiée à Mme A… B…, au centre hospitalier universitaire de Bordeaux, à la ministre des solidarités et de la santé et à la ministre de l’enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation.
Copie en sera adressée à l’université de Bordeaux.