Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 13/10/2021, 433745

Texte Intégral :
Vu la procédure suivante :

La société Le Rochefort a demandé au tribunal administratif de Grenoble de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés pour la période du 1er janvier 2010 au 30 avril 2013 au titre de la vente de terrains à bâtir situés sur les communes de Gières, Varces et Monestier-de-Clermont. Par un jugement n° 1507355 du 23 novembre 2017, le tribunal administratif de Grenoble a fait droit à sa demande.

Par un arrêt n° 18LY00671 du 25 juin 2019, la cour administrative d’appel de Lyon a rejeté l’appel formé par le ministre de l’action et des comptes publics contre ce jugement.

Par un pourvoi et un mémoire en réplique, enregistrés le 20 août 2019 et le 7 janvier 2021 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, le ministre de l’action et des comptes publics demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler cet arrêt ;

2°) réglant l’affaire au fond, de faire droit à son appel.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– la directive 2006/112/CE du 28 novembre 2006 ;
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes,

– les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Matuchansky, Poupot, Valdelièvre, avocat de la société Le rochefort ;

Considérant ce qui suit :

1. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Le Rochefort, qui exerce une activité de marchand de biens, a fait l’objet d’une vérification de comptabilité à l’issue de laquelle des rappels de taxe sur la valeur ajoutée ont été mis à sa charge au titre de la période du 1er janvier 2010 au 30 septembre 2013. Par un jugement du 23 novembre 2017, le tribunal administratif de Grenoble a déchargé la société des rappels résultant de la remise en cause, d’une part, du bénéfice du régime de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge qu’elle avait appliqué à raison de cessions de terrains à bâtir réalisées en 2012 et 2013 dans les communes de Gières et de Varces et, d’autre part, des modalités de calcul de la marge correspondant aux cessions de terrains à bâtir réalisées entre 2010 et 2012 dans le cadre d’une opération de lotissement dans la commune de Monestier-de-Clermont. Le ministre de l’action et des comptes publics se pourvoit en cassation contre l’arrêt du 25 juin 2019 par lequel la cour administrative de Lyon a rejeté son appel formé contre ce jugement.

2. Le I de l’article 257 du code général des impôts dans sa rédaction applicable au litige, issue de l’article 16 de la loi du 9 mars 2010 de finances rectificative pour 2010, prévoit que les opérations concourant à la production ou à la livraison d’immeubles, lesquelles comprennent les livraisons à titre onéreux de terrains à bâtir, sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée. En vertu du 2 du b de l’article 266 du même code, l’assiette de la taxe est en principe constituée par le prix de cession.

3. L’article 392 de la directive du Conseil du 28 novembre 2006 relative au système commun de taxe sur la valeur ajoutée dispose toutefois que :  » Les États membres peuvent prévoir que, pour les livraisons de bâtiments et de terrains à bâtir achetés en vue de la revente par un assujetti qui n’a pas eu droit à déduction à l’occasion de l’acquisition, la base d’imposition est constituée par la différence entre le prix de vente et le prix d’achat « . L’article 268 du code général des impôts, pris pour la transposition de ces dispositions, prévoit, dans sa rédaction également issue de l’article 16 de la loi du 9 mars 2010 de finances rectificative pour 2010, que :  » S’agissant de la livraison d’un terrain à bâtir (…), si l’acquisition par le cédant n’a pas ouvert droit à déduction de la taxe sur la valeur ajoutée, la base d’imposition est constituée par la différence entre : / 1° D’une part, le prix exprimé et les charges qui s’y ajoutent ; / 2° D’autre part, selon le cas : / – soit les sommes que le cédant a versées, à quelque titre que ce soit, pour l’acquisition du terrain(…); / – soit la valeur nominale des actions ou parts reçues en contrepartie des apports en nature qu’il a effectués « .

Sur l’arrêt en tant qu’il statue sur les rappels de taxe relatifs aux cessions de terrains à bâtir réalisées dans les communes de Gières et de Varces :

4. Il résulte des dispositions précitées de l’article 268 du code général des impôts, lues à la lumière de celles de la directive dont elles ont pour objet d’assurer la transposition, que les règles de calcul dérogatoires de la taxe sur la valeur ajoutée qu’elles prévoient s’appliquent aux opérations de cession de terrains à bâtir qui ont été acquis en vue de leur revente et ne s’appliquent donc pas à une cession de terrains à bâtir qui, lors de leur acquisition, avaient le caractère d’un terrain bâti, notamment quand le bâtiment qui y était édifié a fait l’objet d’une démolition de la part de l’acheteur-revendeur ou quand le bien acquis a fait l’objet d’une division parcellaire en vue d’en céder séparément des parties ne constituant pas le terrain d’assiette du bâtiment.

5. Il suit de là que la cour administrative d’appel de Lyon a commis une erreur de droit en jugeant qu’il résultait des dispositions des articles 268 du code général des impôts et 392 de la directive du 28 novembre 2006 que le bénéfice du régime de la taxe sur la valeur ajoutée sur la marge était subordonné à la seule condition que l’acquisition du bien cédé n’ait pas ouvert droit à déduction de la taxe et en jugeant sans incidence sur sa mise en œuvre la circonstance que les caractéristiques physiques et la qualification du bien en cause aient été modifiées entre son acquisition et sa vente. Le ministre est donc fondé, sans qu’il y ait lieu de poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne, à demander l’annulation de l’arrêt qu’il attaque, en tant qu’il statue sur les rappels de taxe relatifs à la cession de terrains à bâtir dans les communes de Gières et Varces.

Sur l’arrêt en tant qu’il statue sur les rappels de taxe relatifs aux cessions de terrains à bâtir réalisées dans la commune de Monestier-de-Clermont :

6. Il résulte des dispositions précitées de l’article 268 du code général des impôts que, dans le cas de revente par lot d’un immeuble ou d’un terrain à bâtir acheté en une seule fois pour un prix global, chaque vente de lot constitue une opération distincte, à raison de laquelle le vendeur doit acquitter une taxe calculée sur la base de la différence entre, d’une part, le prix de vente de ce lot et, d’autre part, son prix de revient estimé en imputant à ce lot une fraction du prix d’achat global de l’immeuble ou du terrain. Il appartient au contribuable de procéder à cette imputation par la méthode de son choix, sous réserve du droit de vérification de l’administration et sous le contrôle du juge de l’impôt. Ces dispositions ne permettent pas au contribuable, dans le cas où la vente d’un lot s’effectue à un prix inférieur au prix de revient, de déduire la moins-value résultant de cette vente de la base d’imposition dégagée par d’autres ventes. Toutefois, ces règles ne s’opposent pas à ce que le contribuable impute sur le prix de revient de chacun des lots vendus une fraction du prix d’acquisition des terrains cédés gratuitement ou pour l’euro symbolique à une commune en vue de la réalisation d’aménagements de voirie, lorsque cette cession conditionne la réalisation de l’opération immobilière.

7. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Le Rochefort a acquis, en 2007 et 2008, cinq parcelles dans la commune de Monestier-de-Clermont qui ont été réunies puis divisées en trente-sept nouvelles parcelles pour la réalisation d’un lotissement. Pour déterminer la marge servant d’assiette à la taxe sur la valeur ajoutée au titre de chacun des lots vendus aux particuliers, la société Le Rochefort a pris en compte, dans le calcul du prix de revient, une fraction, déterminée au prorata de la surface de chaque lot, du coût d’acquisition de trois parcelles attenantes qui avaient été cédées pour un euro symbolique à la commune en vue de la réalisation d’un agrandissement de la voirie publique. L’administration fiscale a remis en cause cette imputation au motif que ces parcelles n’étaient pas réservées aux seuls usagers du lotissement. Toutefois, la cour administrative d’appel de Lyon a relevé, par une appréciation souveraine non arguée de dénaturation, que la cession de ces parcelles à la commune était une condition de réalisation de l’opération de lotissement. Il résulte de ce qui a été dit au point 6 qu’en déduisant de cette circonstance que la société Le Rochefort était fondée à prendre en compte les sommes versées pour leur acquisition dans le prix d’achat global de l’immeuble servant de base au calcul du prix de revient de chaque terrain loti et en jugeant que la société ne pouvait être regardée comme ayant, en méconnaissance de ces règles, déduit de la base d’imposition la marge négative qui aurait été dégagée par la cession de ces parcelles, la cour n’a pas commis d’erreur de droit ni inexactement qualifié les faits qui lui étaient soumis. Par suite, le ministre n’est pas fondé à demander l’annulation de l’arrêt en tant qu’il statue sur les rappels de taxe relatifs à la cession de terrains à bâtir dans la commune de
Monestier-de-Clermont.

8. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 1 500 euros à verser à la société Le Rochefort au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :
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Article 1er : L’arrêt de la cour administrative d’appel de Lyon du 25 juin 2019 est annulé en tant qu’il statue sur les rappels de taxe sur la valeur ajoutée relatifs à la cession de terrains à bâtir dans les communes de Gières et Varces.
Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Lyon.
Article 3 : Le surplus des conclusions du pourvoi du ministre de l’action et des comptes publics est rejeté.
Article 4 : Les conclusions subsidiaires de la société tendant à ce que la Cour de justice de l’Union européenne soit saisie d’une question préjudicielle sont rejetées.
Article 5 : L’Etat versera la somme de 1 500 euros à la société Le Rochefort au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 6 : La présente décision sera notifiée au ministre de l’économie, des finances et de la relance et à la société Le Rochefort.
Délibéré à l’issue de la séance du 29 septembre 2021 où siégeaient : M. Bertrand Dacosta, président de chambre, présidant ; M. Frédéric Aladjidi, président de chambre ; Mme A… K…, Mme G… B…, M. D… E…, M. H… C…, Mme I… L…, M. Alain Seban, conseillers d’Etat et M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 13 octobre 2021.

Le président :
Signé : M. Bertrand Dacosta
Le rapporteur :
Signé : M. Nicolas Agnoux
La secrétaire :
Signé : Mme F… J…

ECLI:FR:CECHR:2021:433745.20211013