Conseil d’État, 9ème – 10ème chambres réunies, 06/12/2021, 429308

Texte Intégral :
Vu la procédure suivante :

La société (PSEUDO)Profin Développement et Gestion(PSEUDO) a demandé au tribunal administratif de Grenoble de prononcer la décharge des rappels de taxe sur la valeur ajoutée qui lui ont été réclamés au titre de la période du 1er avril 2008 au 31 décembre 2011, des cotisations supplémentaires d’impôt sur les sociétés auxquelles elle a été assujettie au titre des exercices 2009 à 2011, de la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie sur le fondement du 2 de l’article 119 bis du code général des impôts au titre de l’année 2010, de l’amende mise à sa charge sur le fondement de l’article 1788 A du même code au titre de la période du 1er avril 2008 au 31 mars 2011, ainsi que des pénalités correspondantes. Par un jugement nos 1501270, 1607360, 1607365, 1607366 du 27 novembre 2017, le tribunal administratif de Grenoble a rejeté sa demande.

Par un arrêt n° 18LY00372 du 29 janvier 2019, la cour administrative d’appel de Lyon a annulé l’article 1er de ce jugement, déchargé la société Profin Développement et Gestion de l’amende fiscale et rejeté le surplus de ses conclusions d’appel.

Par un pourvoi sommaire, un mémoire complémentaire et un mémoire rectificatif enregistrés le 1er avril ainsi que les 1er et 9 juillet 2019 au secrétariat du contentieux du Conseil d’Etat, la société Profin Développement et Gestion demande au Conseil d’Etat :

1°) d’annuler l’article 3 de cet arrêt ;

2°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 5 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

Vu les autres pièces du dossier ;

Vu :
– le code général des impôts et le livre des procédures fiscales ;
– le code de justice administrative ;

Après avoir entendu en séance publique :

– le rapport de M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes,

– les conclusions de Mme Céline Guibé, rapporteure publique ;

La parole ayant été donnée, après les conclusions, à la SCP Célice, Texidor, Perier, avocat de la société Profin Développement et Gestion ;

Considérant ce qui suit :

1. Il résulte des pièces du dossier soumis aux juges du fond qu’à l’issue d’une vérification de comptabilité, l’administration fiscale a réintégré au chiffre d’affaires de la société Profin Développement et Gestion, dont M. et Mme I… sont les associés à parts égales et co-gérants, d’une part, le montant de diverses commissions versées à la société Dubaï Property Channel, établie aux Emirats Arabes Unis, et, d’autre part, le montant correspondant à la minoration du prix de la cession de trois biens immeubles à la société I…, également détenue et dirigée par les époux I…. Par deux propositions de rectification du 23 août 2012 et du 12 avril 2013, la société Profin Développement et Gestion s’est vu notifier des suppléments d’impôt sur les sociétés et des rappels de taxe sur la valeur ajoutée, ainsi qu’une retenue à la source sur le fondement de l’article 119 bis du code général des impôts correspondant à la distribution de revenus aux associés de la société I…, assujettie à l’impôt sur le revenu, ainsi qu’une amende sur le fondement de l’article 1788 A du même code. La société Profin Développement et Gestion se pourvoit en cassation contre l’article 3 de l’arrêt du 29 janvier 2019 par lequel la cour administrative d’appel de Lyon, après avoir annulé le jugement du 27 novembre 2017 du tribunal administratif de Grenoble en tant qu’il avait prononcé un non-lieu à statuer sur les conclusions tendant à la décharge de l’amende fiscale et, statuant sur évocation, déchargé la société de cette amende, a rejeté le surplus des conclusions de sa requête.

Sur le bien-fondé des rectifications en matière d’impôt sur les sociétés :

En ce qui concerne la réintégration des commissions versées à l’étranger :

2. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société Profin Développement et Gestion avait contesté en appel le rejet, par le tribunal administratif de Grenoble, de ses conclusions relatives à la réintégration dans son bénéfice imposable des commissions versées à la société Dubaï Property Channel. La cour administrative d’appel a toutefois omis de se prononcer sur ces conclusions. La société est, dès lors, fondée à demander l’annulation de l’arrêt qu’elle attaque dans cette mesure.

En ce qui concerne la cession de biens immobiliers à la société I… :

3. En vertu des dispositions combinées des articles 38 et 209 du code général des impôts, le bénéfice imposable à l’impôt sur les sociétés est celui qui provient des opérations de toute nature faites par l’entreprise, à l’exception de celles qui, en raison de leur objet ou de leurs modalités, sont étrangères à une gestion normale. Constitue un acte anormal de gestion l’acte par lequel une entreprise décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son intérêt. Il appartient, en règle générale, à l’administration, qui n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion opérés par une entreprise, d’établir les faits sur lesquels elle se fonde pour invoquer ce caractère anormal. S’agissant en revanche de la cession d’un élément d’actif immobilisé, lorsque l’administration soutient que la cession a été réalisée à un prix significativement inférieur à la valeur vénale qu’elle a retenue et que le contribuable n’apporte aucun élément de nature à remettre en cause cette évaluation, elle doit être regardée comme apportant la preuve du caractère anormal de l’acte de cession si le contribuable ne justifie pas que l’appauvrissement qui en est résulté a été décidé dans l’intérêt de l’entreprise, soit que celle-ci se soit trouvée dans la nécessité de procéder à la cession à un tel prix, soit qu’elle en ait tiré une contrepartie.

4. En premier lieu, il résulte des énonciations de l’arrêt attaqué que, pour qualifier d’acte anormal de gestion la cession par la société Profin Développement et Gestion des trois lots immobiliers litigieux, dont il n’était au demeurant pas soutenu par la requérante qu’ils ne constituaient pas un élément de son actif immobilisé, la cour a fait peser sur l’administration la charge de la preuve de la minoration du prix et de la collusion d’intérêts entre la société requérante et la société I…. Dès lors, la cour n’a pas, contrairement à ce que soutient la société requérante, présumé le caractère anormal de l’opération. En outre, c’est sans erreur de droit, sans erreur de qualification juridique et sans dénaturer les faits de l’espèce que la cour a déduit l’existence d’une telle collusion d’intérêts de la circonstance que les sociétés cédante et acquéreuse étaient détenues par les mêmes associés.

5. En deuxième lieu, en retenant que la minoration du prix de vente des biens s’élevait à  » près de 30 % « , la cour n’a, en tout état de cause, pas dénaturé les faits de l’espèce. La cour n’a pas davantage entaché son arrêt d’insuffisance de motivation ou d’erreur de droit ni dénaturé les écritures de la requérante en s’abstenant de répondre au moyen, inopérant compte tenu des circonstances de fait de l’espèce, tiré de ce que la minoration du prix de vente aurait été moindre pour des appartements d’une surface supérieure à 100 m² et en écartant l’argumentation tirée de ce que les ventes retenues comme comparables incluaient des commissions versées à des intermédiaires. Enfin, en se fondant, pour établir la valeur vénale des biens cédés, sur la méthode consistant, pour des lots de copropriété, à retenir les superficies privatives et les tantièmes rattachables pour obtenir une base de comparaison similaire, et non sur la méthode dite des  » mètres carrés habitables « , la cour n’a commis aucune erreur de droit.

6. En troisième lieu, la cour n’a entaché son arrêt ni de dénaturation des faits ni d’erreur de droit en écartant, par des motifs suffisamment étayés, le moyen tiré de la nécessité dans laquelle se trouvait la société, du fait de sa situation financière, de vendre les biens en cause au prix pratiqué, dès lors qu’il ne ressort pas des pièces, en particulier comptables, produites par la société devant la cour, qu’elles auraient comporté des éléments justificatifs suffisants à ce titre.

Sur le bien-fondé de la retenue à la source :

7. D’une part, en vertu du 3 de l’article 158 du code général des impôts, sont notamment imposables à l’impôt sur le revenu, dans la catégorie des revenus de capitaux mobiliers, les revenus considérés comme distribués en application des articles 109 et suivants du même code. Aux termes de l’article 111 du code général des impôts :  » Sont notamment considérés comme revenus distribués : (…) c. Les rémunérations et avantages occultes « . Aux termes de l’article 119 bis du même code dans sa rédaction applicable au litige :  » (…) 2. Les produits visés aux articles 108 à 117 bis donnent lieu à l’application d’une retenue à la source dont le taux est fixé par l’article 187 lorsqu’ils bénéficient à des personnes qui n’ont pas leur domicile fiscal ou leur siège en France ou lorsqu’ils sont payés hors de France dans un Etat ou territoire non coopératif au sens de l’article 238-0 A. Un décret fixe les modalités et conditions d’application de cette disposition (…) « . Aux termes du 2 et du 4 de l’article 1672 du même code, dans sa rédaction applicable au litige :  » 2. La retenue à la source prévue au 2 de l’article 119 bis est versée au Trésor par la personne établie en France qui assure le paiement des revenus. / (…) / 4. Un décret fixe les modalités et les conditions d’application des 2 et 3 et, notamment, les obligations auxquelles doivent se soumettre les personnes chargées d’opérer la retenue « . Aux termes de l’article 75 de l’annexe II de ce code :  » Sont regardés comme établissements payeurs : / (…) 4° Les sociétés visées à l’article 8 du code général des impôts, pour les revenus définis au 4 de l’article 79 « . Aux termes du 4 de l’article 79 de la même annexe :  » Les sociétés visées au 4° de l’article 75 sont réputées verser à chacun de leurs associés la quote-part des revenus correspondant à ses droits, le jour où elles ont elles-mêmes encaissé lesdits revenus ou ont été créditées de leur montant. Elles prélèvent à la même date la retenue à la source visée au 2 de l’article 119 bis du code général des impôts qui est due, à raison de leurs quotes-parts respectives, par les associés dont le domicile réel ou le siège social est situé hors de la France métropolitaine et des départements d’outre-mer « .

8. D’autre part, aux termes de l’article 8 du code général des impôts :  » I. (…) les associés des sociétés en nom collectif et les commandités des sociétés en commandite simple sont, lorsque ces sociétés n’ont pas opté pour le régime fiscal des sociétés de capitaux, personnellement soumis à l’impôt sur le revenu pour la part de bénéfices sociaux correspondant à leurs droits dans la société. (…) Il en est de même, sous les mêmes conditions : / (…) 3° Des membres des sociétés à responsabilité limitée qui ont opté pour le régime fiscal des sociétés de personnes dans les conditions prévues au IV de l’article 3 du décret n° 55-594 du 20 mai 1955 modifié ou dans celles prévues par l’article 239 bis AA ; / (…) « .

9. Il résulte de ces dispositions que lorsqu’une société régie par l’article 8 du code général des impôts perçoit des rémunérations et avantages occultes mentionnés au c de l’article 111 de ce code, elle est tenue de prélever la retenue à la source définie au 2 de l’article 119 bis du même code qui est due, à raison de leurs quotes-parts respectives, par les associés qui résident à l’étranger.

10. Il ressort des pièces du dossier soumis aux juges du fond que la société I… est une société à responsabilité limitée assujettie, par exercice de l’option prévue à l’article 239 bis AA du code général des impôts, à l’impôt sur le revenu et dès lors, au régime des sociétés de personnes défini à l’article 8 du même code. Par suite, il résulte de ce qui a été dit au point 9 que c’est sans erreur de droit que la cour a jugé que le montant correspondant à l’avantage occulte consenti par la société Profin Développement et Gestion à la société I… et résultant de la minoration du prix de cession des biens immobiliers devait faire l’objet de la retenue à la source prévue à l’article 119 bis du même code cité au point 7, dès lors que les associés de la société I… étaient résidents du Royaume-Uni.

11. Toutefois, la cour administrative d’appel de Lyon a jugé que la retenue à la source due par les associés de la société I… pouvait être mise à la charge de la société Profin Développement et Gestion qui avait octroyé l’avantage occulte. Or il résulte de ce qui a été dit au point 9 que seule la société I… était redevable de la retenue à la source en sa qualité d’établissement payeur. En abstenant de relever ce moyen tiré de l’identité du redevable de l’imposition, qui était d’ordre public, la cour a méconnu son office et commis une erreur de droit.

12. Il résulte de tout ce qui précède que la société Profin Développement et Gestion n’est fondée à demander l’annulation de l’article 3 de l’arrêt qu’elle attaque qu’en tant qu’il statue, d’une part, sur les cotisations supplémentaires à l’impôt sur les sociétés résultant de la réintégration à son bénéfice imposable des commissions versées à la société Dubaï Property Channel, et d’autre part, sur la retenue à la source à laquelle elle a été assujettie sur le fondement de l’article 119 bis du code général des impôts.

13. Il y a lieu, dans les circonstances de l’espèce, de mettre à la charge de l’Etat la somme de 3 000 euros à verser à la société Profin Développement et Gestion en application de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.

D E C I D E :
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Article 1er : L’article 3 de l’arrêt de la cour administrative de Lyon du 29 janvier 2019 est annulé en tant qu’il statue, d’une part, sur les cotisations supplémentaires à l’impôt sur les sociétés résultant de la réintégration, au bénéfice imposable de la société Profin Développement et Gestion, des commissions versées à la société Dubaï Property Channel et, d’autre part, sur la retenue à la source à laquelle la première de ces sociétés a été assujettie sur le fondement de l’article 119 bis du code général des impôts.
Article 2 : L’affaire est renvoyée, dans cette mesure, à la cour administrative d’appel de Lyon.
Article 3 : L’Etat versera à la société Profin Développement et Gestion la somme de 3 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
Article 4 : Le surplus des conclusions du pourvoi est rejeté.
Article 5 : La présente décision sera notifiée à la société Profin Développement et Gestion et au ministre de l’économie, des finances et de la relance.

Délibéré à l’issue de la séance du 10 novembre 2021 où siégeaient : M. Jacques-Henri Stahl, président adjoint de la Section du contentieux, présidant ; M. J… H…, M. Frédéric Aladjidi, présidents de chambre; Mme A… N…, M. F… G…, Mme L… D…, M. M… E…, M. François Weil, conseillers d’Etat et M. Nicolas Agnoux, maître des requêtes-rapporteur.

Rendu le 6 décembre 2021.

Le président :
Signé : M. O… C…
Le rapporteur :
Signé : M. Nicolas Agnoux
La secrétaire :
Signé : Mme K… B…

ECLI:FR:CECHR:2021:429308.20211206